critical reception 2016-2025

Brigitte HAUS, Cahiers Bernard Lazare, Nouvelle série, n° 402, Février 2018, pp. 27-28,30drapeau france

« Si je vais en enfer, j'y ferai des croquis ! » Œuvres de Boris Taslitzky au Mahj

Dix ans après l'exposition « Boris Taslitzky. Buchenwald : l'arme du dessin », au Mahj (14 juin-1er octobre 2006), des dessins réalisés à Buchenwald en 1944-1945 par Boris Taslitzky, sa fille fait donation à ce musée, dix de ces dessins ainsi que deux tableaux à l'huile : un portrait de sa mère et un autoportrait datés de 1927, quand il avait seize ans. Ces oeuvres y sont exposées du 27 septembre 2017 au 22 avril 2018, sous un titre qui commence par le citer, « Si je vais en enfer, j'y ferai des croquis ! » Œuvres de Boris Taslitzky.

Professeur de dessin à l'École supérieure nationale des arts décoratifs de 1970 à 1983 et Chevalier de la Légion d'honneur au titre de la Résistance et de la Déportation, Boris Taslitzky (1911-2005) est un peintre engagé. Il est né à Paris de parents émigrés de Russie en 1905. Sa mère, couturière et petite-fille de rabbin fait partie, en 1942, des raflés du Veld'Hiv. et finit à Auschwitz. Il n'a pour seul souvenir de son père - ingénieur en Russie et ouvrier dans la métallurgie à Paris - tué en juillet 1915, que ses pantalons rouges de Sergent dans l'armée française. Pupille de la nation, il est placé en nourrice chez des paysans jusqu'à l'âge de dix ans. Dans son intérêt précoce pour le dessin et la peinture, il entre à l'âge de quinze ans à l'Académie moderne de Montparnasse, puis à l'atelier de Lucien Simon à l'École nationale des Beaux-arts. Après son service militaire en 1934, il entre au Parti Communiste et adhère à l'Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires, transformée en Maison de la Culture en 1935. Il en est élu secrétaire puis, en 1938, secrétaire général de la section « Peintres et sculpteurs ». Dirigée par Louis Aragon – qui diffuse le Réalisme socialiste en France et qu''il considère comme son père spirituel – ainsi que par Paul Vaillant-Couturier, elle contribue à la montée du Front Populaire. À la demande de Louis Aragon et de Jean-Richard Bloch, il illustre en 1937 le premier numéro du journal communiste Ce Soir. Il conserve cette activité après-guerre auprès de plusieurs journaux et revues littéraires et communistes. À la fin de sa vie, le PC, auquel il a toujours adhéré, lui rend hommage en son siège, dans une immense rétrospective (2001). Cet engagement politique oriente tout son oeuvre. Jusque là il aborde les thèmes classiques de portraits, paysages et natures mortes. Dès lors, dans sa quête incessante du réalisme pour mieux témoigner par le dessin, tout en restant portraitiste, il aborde essentiellement des scènes de genre à caractère sociopolitique – notamment sur le colonialisme et les guerres - tant en France qu'à l'étranger. Beaucoup de travaux d'avant-guerre sont détruits, notamment ceux sur les grèves de 1936 ou contre le dictat de Munich chez Renaud en 1938. Après-guerre c'est l'un des principaux représentants du Réalisme socialiste en France, notamment avec La mort de Danielle Casanova (1950, Musée de l'Histoire vivante, Montreuil), une Résistante déportée à Auschwitz avec Marie-Claude Vaillant-Couturier.


Mobilisé en 1939, il est fait prisonnier pendant la Débâcle. Il parvient à s'évader et rejoint en Zone libre, les peintres Jean Lurçat et Marcel Gromaire. Aux côtés de Lurçat, il crée un atelier clandestin d'imprimerie et, suivant les conseils d'Aragon, entre dans la Résistance communiste au sein du Front national de lutte pour la libération et l'indépendance de la France. Arrêté sur dénonciation par la police de Vichy en novembre 1941, il passe par les maisons de détention de Melun, Guéret et Clermont-Ferrand, avant la prison centrale de Riom, celle militaire de Mauzac, le camp de Saint-Sulpice-la Pointe et finalement, fin juillet 1944, celui de Buchenwald. Il ne cesse cependant jamais de peindre et de dessiner. En prison, civile ou militaire, il a le droit de dessiner, mais les huit cent de Mauzac lui sont confisqués à sa sortie. À Saint-Sulpice, il donne des cours de dessins et réalise, à son initiative, des fresques monumentales sur les murs de cinq baraques, ainsi que, dans la foulée, à la demande des prisonniers chrétiens, de la chapelle. Leur caractère révolutionnaire échappe aux autorités du camp. Il n'en reste que des photos en noir et blanc. Par contre c'est dans la plus grande clandestinité qu'il dessine et peint à l'aquarelle à Buchenwald. Dans cet ensemble, un grand nombre des travaux sont conservés au Musée de la Résistance nationale à Champigny-sur-Marne.

Déporté comme Résistant communiste à Buchenwald, il est d'abord incarcéré à l'effroyable camp de quarantaine, appelé le « Petit Camp ». Dans « la beauté de l'horreur » (sic), il a l'impression, de se trouver dans la Cour des miracles et trouve son inspiration dans la multitude de couleurs. Artiste reconnu, il est missionné par ses camarades, à commencer par Marcel Paul, pour témoigner de la vie du camp nazi. Dans cet objectif, le réseau d'entraide clandestin des très nombreux déportés Politiques français (4500) le protège et s'arrange pour qu'il soit muté au « Grand Camp », considéré comme relativement plus « tranquille ». Dans la hiérarchie de l'atrocité, les conditions de vie dépendent de la raison de la déportation, d'un camp à l'autre et au sein-même d'un même camp. Dans les camps de détention et de travail, la vie intellectuelle et artistique est encore possible pour les Politiques, même si elle est clandestine et extrêmement dangereuse. Ainsi, dans le « Grand Camp » où le peintre est détenu, malgré le péril encouru, ses camarades parviennent à récupérer des bouts de papier - le blanc de vieilles circulaires administratives du camp - des cibles trouées et des crayons qui, en dépit de leur mauvaise qualité, lui permettent de dessiner en cachette. Au bout de cinq mois, grâce à des détenus politiques allemands - qui détiennent l'essentiel de l'organisation du camp - il récupère la boîte d'aquarelle qui lui a été confisquée à son arrivée, maintenant aussi conservée au Musée de la Résistance. Du block 34, il fait alors « un reportage d'un jour où il ne se passe rien de grave » (sic, entretien personnel). À travers des portraits, individuels ou de groupe, en pied ou en buste, il rend compte de la fatigue, de l'ennui, du désoeuvrement ou du désespoir. En groupe, les personnages, anonymes, sont souvent rapidement esquissés d'un trait léger. Au contraire, les portraits individuels sont patiemment, minutieusement réalisés et de plus nommés et précisément datés. Ils ressortent comme une trace, une attestation de l'existence des personnes, souvent des personnalités du monde politique et intellectuel, parfois dans leurs derniers instants. L'environnement, les lieux et objets ne sont que très rarement reproduits. Ce sont alors les légendes qui situent les scènes, définissent les situations ou les moments de la journée et rapportent la nationalité (vingt-huit différentes à Buchenwald selon Harry Stein1) des personnages. Ces travaux, environ deux-cent, sont confiés à Aragon à la Libération. Environ la moitié est aussitôt éditée par la Bibliothèque française, 111 dessins faits à Bunchenwald 1944-1945, (1946), avec une introduction de Julien Cain, directeur de la Bibliothèque nationale. Tous deux se sont rencontrés au lavabo du block 40 de Buchenwald, où les Français ont organisés un concours de textes, poésies et dessins, dont Taslitzky est le rapporteur, à l'automne 1944. Son portrait figure dans l'album et fait désormais partie des collections du Mahj (cf. figure 1).

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Figure 1, Boris Taslitzky, Portrait de Julien Cain, 17 novembre 1944
@mahJ, Don d'Évelyne Taslitzky

Malgré la pénibilité et les difficultés, les conditions de vie du « Grand Camp » que Taslitzky reflète, semblent surtout ennuyeuses et en tous cas bien loin de celles des Juifs. Cependant, parmi la douzaine d'artistes déportés comme « Politiques français » à Buchenwald, c'est le seul à se focaliser avec tant d'insistance sur cet aspect psychologique. Il est par conséquent mis en couverture de l'album (cf. figure 2). Les autres artistes – parmi lesquels on peut citer Léon Delarbre, Auguste Favier ou Pierre Mania - n'hésitent pas à dépeindre l'horreur avec son cortège de morts, de maladies, de tortures et de pendaisons. Au sein même du camp, ils ont discuté de ces divergences et se sont entraidés pour les fournitures, preuve supplémentaire de l'existence d'une vie culturelle et artistique. Ainsi, la mortalité, pourtant élevée à Buchenwald, n'apparaît chez Taslitzky qu'exceptionnellement. En couleur dans quatre aquarelles, elle est cantonnée au « Petit camp » en février 1945, peu avant l'évacuation du camp (3 avril). Ces visions par delà les barbelés qui séparent les deux camps sont reprises après-guerre, avec d'autres réminiscences de dessins faits au camp, dans une peinture monumentale sur toile (3 x 5 m), Le Petit Camp de Buchenwald (cf. figure 3). Aussitôt exposée2, cette œuvre, centrée sur un chariot de cadavres, évoque Le Radeau de la Méduse. Elle est acquise par l'État et constitue le symbole de la Résistance communiste sous l'Occupation. De nouveau reproduite sur toile en 1957 pour le musée Yad Vachem à Jérusalem, elle illustre le sort des Juifs pendant la Shoah. De dimensions légèrement plus grandes que la précédente, la composition est un peu plus épurée et les tons beaucoup sobres. Le bleu horizon et le terre de sienne remplacent l'explosion de couleurs crues et surtout les pyjamas rayés caractérisent les personnages. Dans ces différentes connotations, il convient de garder à l'esprit qu'il s'agit là d'une reconstruction artistique, faite de souvenirs vécus, de photos diffusées après-guerre et de références à l'histoire de l'art. On ne peut par conséquent, ni y circonscrire la complexité du système concentrationnaire nazi, ni même vraiment la considérer comme un document historique sur la Seconde Guerre mondiale, sans pour autant l'en exclure. Elles touchent néanmoins également l'artiste dans les différents aspects de sa vie.

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Figure 2, Boris Taslitzky, 111 dessins faits à Buchenwald, Préface de Julien Cain,
La Bibliothèque française, Paris, 1946, Couverture


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Figure 3, Boris Taslitzky, Le Petit Camp à Buchenwald, 1945, huile sur toile, 300 x 500 cm,
© Adam Rzepka/Centre Pompidou-MNAM-CCI/TMN-GP© Adagp, Paris

Dans les vicissitudes de la politique et ses liens avec le monde de l'art, le témoignage de Taslitzky sur Buchenwald est aujourd'hui tombé dans l'oubli. La donation de sa fille au Musée d'art et d'histoire du judaïsme vient rappeler le parcours d'un témoin de son temps, à la fois Juif, communiste et Résistant. C'est aussi un artiste, épris de justice et de vérité, dont le destin est douloureusement marqué par la violence de la politique au XXe siècle, à commencer par l'émigration de ses parents après la Révolution manquée en Russie - à laquelle son père a participé - et leur mort au cours des deux guerres mondiales. Mais au-delà du témoignage recherché, en évitant le pathos pendant la guerre mais pas toujours après, cette façon de rendre compte de la politique dans l'art est un moyen de maîtriser ses émotions face aux évènements. Tout l'œuvre de Taslitzky ressort par conséquent une forme de résistance intellectuelle qui dépasse très largement la période de détention..

1Harry Stein, « Buchenwald », La déportation. Le système concentrationnaire nazi, sous la direction de François Bédarida et Laurent Gervereau, Musée d'histoire contemporaine-BDIC, Paris, 6 avril-18 juin 1995, pp. 108-117
2Boris Taslitzky, Témoignage, Exposition personnelle, Galerie la Gentilhommière, Paris, 1er juin-25 juillet 1946
Brigitte HAUS, historienne de l'art

Annie FRANCK, QUINZAINES, Lettres, Arts et Idées, n° 1212, 1er au 15 avril 2019, pp. 8-9drapeau anglais

Boris Taslitzky : déflagration mais fraternité

Au cœur même de l'horreur, à Buchenwald, continuer à dessiner fut pour Boris Taslitzky le moyen de résister et de faire acte de fraternité.

« Je t'aime follement. Grandeur nature. La mienne. Il entre dans mon amour un furieux besoin d'aller aux sources. Aller aux sources c'est peut-être détruire. Faire la preuve par le massacre . […] J'irais chercher tes mots. Un à un. De ta bouche vers la mienne. Les boire comme d'autres cueillent les fleurs. Doucement. Des bouquets de mots […] Il n'est pas exclu que je n'aille un jour déchirer ta gorge pour y voir ta voix, découvrir ton mystère. L'embrasser. » Au sortir de l'enfer, en avril 1945, telle est la démesure de Boris, son exigence intime, sa nécessité d'être au plus vif d'une vérité décapée, essentielle ; l'intensité et la folie « grandeur nature » (« La [s]ienne ») de son amour, d'un amour qui ne trouve plus de limites, qui pourrait se défaire dans la violence tout en s'accomplissant, qui ne sait plus qu' « aller aux sources », furieusement, sauvagement, dans le paroxysme. Tel est l'excès dans l'amour de celui qui s'est arraché à la mort et qui l'a même « traversée de part en part », ainsi que l'écrira plus tard son ami Jorge Semprún (dans L'Écriture ou la vie) au sujet de leur expérience commune du « mal radical » : Buchenwald.

À son arrivée dans le camp comme prisonnier politique, Boris Taslitzky a 33 ans. Peintre et dessinateur déjà accompli, adhérent dès l'âge de 22 ans à l'Association des artistes et écrivains révolutionnaires, ami de Louis Aragon, compagnon de l'aventure du journal Ce soir, il a participé aux luttes de cette époque : d'un soutien aux républicains en Espagne à la participation au Front populaire, dans la lutte antifascite puis dans la Résistance. Il a été secrétaire, dès 1935, de l'Union des peintres et sculpteurs de la maison de la culture, fréquentée par les artistes et les hommes de lettres les plus connus de l'époque et souvent proches du parti communiste… C'est dire combien cet homme jeune avait su prendre toutes ses responsabilités politiques, combien il en avait mesuré les conséquences possibles. Arrêté en novembre 1941, il a connu les prisons françaises — on y souffrait de la faim autant qu'à Buchenwald, dit-il dans le film de Christophe Cognet (L'Atelier de Boris, 2004) —, puis il est déporté au moment du débarquement allié dans l'un des tout derniers convois vers le camp construit sur la colline boisée où Goethe s'était promené : « Mais le plus beau poème qui fut écrit à ses pieds, Goethe, c'est nous qui l'avons écrit », note Taslitzky en avril 1945, avant d'être ramené vers la France.

Son mode d'être au monde est son art. Il n'a jamais cessé : pleinement peintre. Peintre, il l'est toujours et plus que jamais — sa survie en dépend — quand il se trouve jeté dans le « petit camp » de Buchenwald, après le voyage de cinq jours dans le wagon plombé : « Qu'on le prenne comme on pourra, écrivit-il par la suite, jamais je n'eus autant et si fortement la révélation de la beauté qu'à l'instant où je pris contact avec la géhenne du camp de quarantaine et ce qui domina alors sur tous les autres sentiments ce fut l'impérieux besoin de dessiner, d'arracher à la réalité effroyable du spectacle permanent quelques-uns de ses aspects mouvants et sans cesse recréés comme si, ici, le sort qui nous avait rassemblés, se complaisait à l'invention grandiose impossible, mal situé dans le temps, kaléidoscopé à l'infini. » C'est l'œil du peintre qui absorbe le choc de l'horreur, et le choc est avant tout esthétique : sa perception du monde s'arrête, dans cet instant, à cette sensation désintégrante — l'œil est pris, capté, pulvérisé, englouti par ce spectacle soudainement révélé de l'enfer —, avant de donner lieu, peut-être, à penser, éventuellement à dire. Dans ce temps pétrifié, seul subsiste en Boris le besoin d « arracher » une parcelle puis une autre à cette folie, de la poser sur papier, d'en limiter peut-être ainsi la déflagration ; d'organiser par cette main de peintre ce chaos kaléidoscopique terrifiant.

C'est ce qu'il fit dès que l'organisation du camp par les camarades (en partie tenue, à Buchenwald, par les communistes) lui permit de récupérer la petite boîte d'aquarelle confisquée lors de son arrivée ; il lui fallait les couleurs, ce grincement entre elles, l'omniprésence de ces teintes de décomposition, les lumières blafardes d'un monde détruit mais aussi celle de l'incendie, un forçage de l'œil par ce contraste exaspéré des couleurs de mort et de putréfaction, il lui fallait ces couleurs de l'horreur pour peindre le « carnaval de souffrance inouï » (selon son expression). Les cinq aquarelles peintes à l'intérieur du camp lors de ces mois de janvier et février 1945 qui virent les survivants d'Auschwitz déversés dans le petit camp montrent les corps décharnés soudés dans la mort. Elles saisissent le désastre…


Boris Taslitzky, Russes et Français. Camp de Buchenwald, 1944.

Bien des années après, cette même saturation des couleurs dans les mêmes corps mêlés, inextricables, des charniers revient envahir les toiles engagées du peintre pour les luttes de l'Indochine, de l'apartheid, de l'Algérie, du Vietnam incendié au napalm, pour Sarajevo aussi, avec leurs fonds « à la fois lépreux et chaleureux », comme le remarquait sa fille Évelyne lors de notre récente conversation, c'est-à-dire porteurs de mort et d'espoir tout à la fois. Car ces cinq aquarelles terribles ne cesseront jamais de revenir de Buchenwald, soutenant le processus incessant de franchissements répétés pour s 'éloigner de l'enfer.


Boris Taslitzky, En attendant de passer une visite. Camp de Buchenwald, 1945.

Mais les 200 dessins au crayon que Boris Taslitzky fit, également au cœur du désastre, sur les papiers ou les versos de courriers officiels volés à son intention par les camarades donnent une autre mesure de ses sources de résistance : quand Taslitzky dessine ou esquisse, il fait barrage à l'envahissement par l'horreur, inséparable alors pour lui de la couleur, mais surtout il résiste pour et avec ses camarades : il leur tend sa main fraternelle. Car il fait leur portrait. Scrupuleusement. Ce sont de très beaux portraits d'amis, certes dans la misère — vêtus de hardes, avec parfois le regard désespéré — mais dont l'humanité est restaurée sous son crayon ; chacun pose en sachant que peut-être, bientôt, il ne restera plus rien d'autre de lui que ce portrait, mais il attend de Boris que reste cela : le caractère unique, singulier, capté avec acuité, de sa personne, son portrait par leur camarade. « Nous étions tous reponsables du moral des autres, dit-il des années après. Je m'y suis astreint plus spécialement car je suis un portraitiste, je sais interroger le regard des gens, et j'ai su voir, sur les visages, celui qui allait partir… Je me disais : celui-là, trois jours ; celui-ci, deux jours… et je ne me trompais pas » ; il cherche à saisir les regards « comme d'autres collectionnent les papillons », amenant à la pointe de son crayon ce qui est le plus crucial d'un être, cherchant à « aller aux sources » encore, déjà, toujours. Ses portraits surprennent souvent par leur fierté, l'élégance, la noblesse, la grâce : un tout jeune Français a négligemment noué une écharpe sur sa veste de haillons et il pose hardiment, avantageusement même, dirait-on : pourquoi renoncerait-il à séduire ?, semble-t-il questionner dans un défi… Et puis, parmi ces 200 dessins de Buchenwald, il y a les magnifiques esquisses de groupes, dans un trait sensible, délicat, léger et affirmé tout à la fois, qui laissent respirer les blancs, les réserves, les espaces entre les êtres, mais aussi font surgir la continuité de l'un à l'autre, la cohésion choisie d'une solidarité entre ces hommes pris dans la même tourmente et qui doivent résister ensemble à la plus extrêmes des solitudes. Boris Taslitzky peint l a fraternité, le soin et l'attention apportés à chacun par chacun.
Annie FRANCK