titre fortune critique 1970-2012

Jean ROLLIN, L'Humanité, 1971 drapeau anglais

À la galerie Christiane-Colin
Les dessins et la "Récréation"
de Boris TASLITZKY

Pas une œuvre de Boris Taslitzky qui ne soit empreinte de l'attention scrupuleuse et fervente qu'il porte aux êtres. C'est l'aboutissement d'une richesse intérieure qu'il faut, pour en comprendre les manifestations, accepter sans avoir le jugement obscurci par les préjugés de la mode. La mode , en effet, n'a jamais empêché Boris Taslitzky de défendre, fût-ce à contre-courant, ce qu'il croit juste, ce qu'il aime.

Vous ne trouverez pas de personnages dans les vingt-cinq vues de Bretagne, de Provence et de Yougoslavie réunies à la galerie Christiane Colin, mais seulement des rochers et des arbres, des montagnes, la mer et les fonds aériens. D'où vient qu'une sympathie et comme une présence humaine les animent ? Ici la liberté de l'interprétation ne couvre à aucun moment le ton chaleureux d'une voix tout aussi fraternelle qu'aux temps des Cent onze dessins faits à Buchenwald et de Retour d'Algérie ; elle n'a pas changé de registre, cette voix, que pour nous rendre sensibles la quiétude et la joie des beaux jours d'été.

Une fois de plus, Boris Taslitzky déploie la maîtrise singulière que chacun lui reconnaît. Écartant le pittoresque et ne retenant dans ses équivalents plastiques que l'effusion méditée et profonde capable de nous toucher par le trait essentiel ou l'équilibre approprié des contrastes, son art est lumineusement intime et persuasif.

L'EXPOSITION comprend un tableau important, la Récréation, et ses nombreuses études préparatoires. La cour de l'école du passage Ricaut, que le peintre découvre de sa fenêtre, lui a fourni le prétexte idéal à célébrer l'un de ses thèmes préférés, le mouvement.

Il remarque que depuis les Jeudi des enfants d'Ivry (1937), certains jeux ont changé. « On ne joue plus à la balle au chasseur, mais au ballon par équipes. On ne joue plus au gendarme et au voleur, mais on continue à s'affronter par groupe de deux, à cheval, et l'on s'empoigne pour se faire tomber. »

Boris Taslitzky souligne qu'il n'existe pas de différence fondamentale entre cette toile de 1971 et la Grève des dockers de Port-de-Bouc (1951) ou le Tremblement de terre à Orléans-ville (1955). La Récréation résulte, elle aussi, de l'imbrication de corps dans un tourbillon de rythmes. L'artiste a cherché l'équilibre des pleins et des vides et voulu faire en sorte que le mouvement ne soit pas gesticulation, mais pensé dans ses formes.

Jean ROLLIN

Georges MARCHAIS, L'Humanité, 1981

Un message de Georges Marchais
au peintre Boris Taslitzky
pour ses 70 ans

Georges marchais a fait parvenir le message suivant au peintre Boris Taslitzky, à l'occasion de son soixante-dixième anniversaire :

Mon cher Boris, je tiens à exprimer mes sentiments les plus fraternels à l'occasion de ton anniversaire.
Ces soixante-dix années que tu viens de vivre ont été pour toi celles de grandes passions : celles du peintre, de l'homme que tu es, engagé très tôt au sein de notre Parti communiste dans tous les combats de notre peuple, de la période du Front populaire à celles de la Résistance et aux épreuves terribles de la déportation, jusqu'aux difficiles batailles d'après-guerre.
Je sais que c'est ce même combat que tu continues, dans ton activité de créateur, de militant. C'est pourquoi je veux simplement te souhaiter aujourd'hui plein épanouissement aux aspirations artistiques qui sont les tiennes et à tes projets.
Encore une fois, bon anniversaire, mon cher Boris.

Georges MARCHAIS

Lucien CURZI, L'Humanité, 1981

ANNIVERSAIRE
Un résistant dans le siècle
Soixante-dixième anniversaire de Boris Taslitzky, peintre


Esprit vif et passionné, mobile et actif, l'artiste est homme au plein sens du terme. Il l'a montré par devers lui lorsque, avant guerre, il était secrétaire de l'Union des peintres et sculpteurs de la Maison de la culture. Plus tard, d'abord arrêté le 13 novembre 1941, déporté ensuite à Buchenwald jusqu'en avril 1945, il est resté lui-même, tout en fortifiant son art réaliste des épreuves rencontrées. L'artiste auquel nous envoyons un salut amical et complice à l'occasion de ses soixante-dix ans est resté fort de ses admirations — Delacroix, Géricault, Courbet, mieux encore Manet. Il n'a rien cédé de ses convictions. Ayant adhéré en 1935 au PCF, il y est toujours fidèle, comme il demeure attaché au combat contre ce qui mutile et dégrade.

Pupille de la nation, une mère assassinée par les nazis en 1942, Boris Taslitzky a écopé très tôt, avant qu'il soit condamné politique sous Vichy et ne se retrouve dans un camp de la mort sous le matricule 69.022. Il n'a eu de cesse, son passage à l'École des beaux-arts l'ayant affermi dans l'idée que la peinture s'éprouve dans la rue et la solitude de l'atelier, que donner à espérer est un tremplin pour révéler la réalité, plus exactement la sienne.

Il trouve son centre de gravité en collusion avec ceux qui luttent. Il compose, avant la débâcle, des tableaux. Ils reflètent à travers sa subjectivité un sacrifice, un acte, un symbole.

Ce sont le Mur des Fédérés, les Grèves de juin 1936, ou l'Hommage aux jeunes mort de la Liberté, pendant la période de clandestinité, l'Hommage aux fusillés de Châteaubriant, à Buchenwald, cent onze dessins, qui furent publiés en 1945 par la Bibliothèque française et présentés par un ami de déportation, M. Julien Cain.

La vision de Boris Taslitzky est directe, concrète, grande dans le détail, d'un dessin minutieux. Beaucoup ont eu tort de voir dans la générosité dont elle est porteuse le résultat d'une subordination. On peut allier art et idées sans que le premier s'efface ou grimace. Boris Taslitzky aime ce qui émancipe, plus qu'il ne préfère apitoyer. Ses croquis, à les examiner de près aujourd'hui, sont mieux qu'un constat de misère. Tout bouge en eux, l'allégorie se dissipe au profit de ce quelque chose d'indéfinissable qui est l'art justement. Comme chez Grosz ou Otto Dix, mais mieux encore Daumier, l'individu émerge, le groupe fait masse. Le supplicié exprime ce qui résiste à la démence. Chez Boris Taslitzky, l'humaniste critique met à nu et, par contre coup, se dévoile. Le peintre vit ainsi son unité avec le temps.

Lorsqu'il était dans la géhenne, le résistant notait dan son calepin : « Le ciel commence à moins d'un kilomètre du sol et il y a longtemps qu'il est bleu. » Cette certitude d'alors lui a permis de poursuivre.

Lucien CURZI

M.H., octobre 1986

Exposition BORIS TASLITZKY
La peinture dans sa force


Ce peintre-là, que l'on découvre château de Saint-Ouen, en Seine-Saint-Denis, affirme d'emblée lorsqu'on l'interroge sur ses toiles : « Je suis l'héritier d'une peinture qui est dite. »

Boris Taslitzky d'une fidélité pointilleuse à ce qui déterminera son art, avant la guerre, ainsi qu'à ce qui le fit définitivement devenir révolutionnaire, n'aura concédé aucun renoncement, de quelque sorte qu'il soit, à cette unité. L'œuvre et l'homme, se sont bâtis mutuellement dans cette fusion du sujet pictural et de l'adhésion à la Révolution. « J'ai choisi les toiles de cette exposition, explique-t-il, en fonction de ce que je crois être mon adhésion. J'ai choisi de montrer des choses de ma jeunesse, du Front populaire qui m'ont frappé et l'amour que j'ai pour les fleurs, mes camarades, les jeunes, les femmes, pour le reste, Jacques Gaucheron, dans la présentation de cette exposition, a dit ce qu'il fallait. »

Et d'abord cette indication du sens de l'histoire, rappelé par l'écrivain Jacques Gaucheron. « Dans l'immense bouillonnement d'idées qui accompagnent, entre les deux guerres, la montée des forces progressistes vers l'épanouissement joyeux du Front populaire, s'était fait jour, la nécessité d'une révision des attitudes artistiques. Écho pour une part, du grand débat tumultueux mené en Union soviétique aux lendemains de la Révolution… » À distance aujourd'hui, de ce qui fit l'objet d'un combat aussi redoutable en art, qu'en politique, les toiles du peintre trouvent leur inspiration au cœur de ce qui le fonde et assurent qu'aucune loi extérieure n'a pouvoir de modifier la continuité de la manière de peindre que s'est choisi le peintre. Pour Boris Taslitzky, ce fut le réalisme. Cela le demeure, avec l'amplitude des années de travail acharné, régulier, qui fait de la peinture un métier de passion. De ce qui fut un manifeste social ouvrait (Les délégués, 1948) ou de ce qui fut l'épreuve terrible de la déportation (mort de Danielle Casanova), il aboutit, logiquement au Chili et à Chatila.

Appuyée, chargée de cette histoire qui ne se résigne pas à laisser au bord de ses toiles, qui envahit et obsède l'univers du peintre, la peinture, — même dite —, n'est jamais chez Taslitzky, quête passive de la réalité. Il mène jusqu'à l'aboutissement son projet pictural. « Je travaille jusqu'au moment où je reconnais ce que je pense, alors je considère que j'ai fini. J'ai puisé l'optimisme de ma peinture dans cette période dure, vivante, cette époque des certitudes qui devenaient une force fantastique. Rien ne nous faisait reculer et nous nous sommes jetés dans l'aventure de la peinture sans réserve. » Impossible de ne pas retenir ces dessins qu'il fit, clandestinement, à Buchenwald, protégé par ses camarades de déportation, reportage halluciné dont il reviendra avec ces terribles croquis où les traits, repris, vivifiés, oscillant entre légèreté et densité, ouvrent sur ce qui donne à l'image la concentration noire et blanche, valant pour un monde de couleur.

« Je n'ai aucune préférence pour un mode d'expression ou un autre, confie-t-il, je passe invariablement de la peinture au dessin, suivant mes envies. »

Et puis, il n'y a pas que l'inspiration puisée au creuset des combats. Portraits, nature morte, visions de l'atelier : les représentations du réel, multiples, diverses, se chargent de toute la pâte existentielle. Elle est ici un art de vivre. Au nom de ce que chaque peintre a conquis d'affirmer.

M.H.

Jean ROLLIN, L'Humanité, 25 octobre 1986

L'ALLURE ET LA DIGNITÉ

Soixante-quinze ans et soixante-quinze tableaux. Un peintre d'Histoire, riche d'une capacité plastique inépuisable à traduire l'aventure humaine de notre époque.

BORIS TASLITZKY, chacun connaît son nom dont le graphisme altier, en forme de précipices et de montagnes, a signé si souvent des illustrations parmi les plus belles parues dans « l'Humanité » et la presse démocratique. Sa haute silhouette, son sourire, sa cordialité nous sont familières. Mais sait-on quel peintre il est ?

Voilà un artiste né en 1911 à Paris, prix Blumenthal en 1946, ancien professeur à l'École nationale supérieure des arts décoratifs, et qui n'a jamais cessé de travailler. L'idée ne viendrait à personne de nier qu'il soit un formidable dessinateur et qu'il ait du talent. Or les galeries et les média ne s'empressent pas de le promouvoir. Pourquoi ? Question de mode, mépris pour tout ce qui n'est pas dans le vent… et indifférence totale de l'intéressé à sa propre gloire.

C'est bien pourquoi il faut aller voir l'exposition que la municipalité de Saint-Ouen consacre à Boris Taslitzky pour son soixante-quinzième anniversaire : soixante-quinze tableaux, autant que d'années, avec un catalogue qui contient une superbe étude de Jacques Gaucheron sur le peintre. On aurait aimé également, pour l'information du visiteur, une esquisse biographique, ainsi que la liste chronologique détaillée des œuvres.

Les toiles les plus anciennes, « l'Arbre en hiver » (1931) et « l'Escalier » (1932), révèlent une observation attentive de la réalité, que bouscule « le Télégramme ». Cette nature morte représente, ouverte, la dépêche envoyée par le colonel Espinoza, commandant militaire de la place de Grenade, aux intellectuels de la maison de la culture de la rue de Navarin à Paris, qui s'inquiétaient du sort de Federico Garcia Lorca : « Ignorons lieu de résidence actuel de Monsieur Garcia Lorca », affirmait la brute. Mensonge ! Le 19 août 1936, à l'aube, dans un bois d'oliviers près de la Fuente Grande que les Maures appelaient « la Source aux larmes », les franquistes avaient fusillé le poète.

« Le Télégramme » souligne le choix, dès lors, de Boris Taslitzky pour un art engagé dans les luttes politiques et sociales. Cette orientation de notre peintre et d'autres, non des moindres, parut détestable à certains, qui préfèreraient laisser les créateurs s'enfermer dans une tour d'ivoire. Vaste débat, qui concerne tous les artistes. Ils pratiquent en effet un métier à haut risque, car si personne ne se mêle de parler d'électronique ou d'astronomie sans les avoir étudiées, beaucoup n'hésitent pas à juger de l'art en se fondant sur leurs impressions personnelles. On devrait leur crier casse-cou !

Voici en tout cas Boris qui, à l'exemple de Géricault qu'il admire, se lance dans la mesure événementielle. L'entreprise était-elle si néfaste que l'affirmaient de bons bougres qui s'employaient à faire les poches de Picasso, ou d'autres qui disaient qu'il fallait « peindre en s'en foutant » ? Boris Taslitzky, lui, lisait « les Maîtres d'autrefois » d'Eugène Fromentin, se passionnait pour les romantiques, la révolution, et naviguait à contre-courant des tendances cubistes d'après le cubisme, qui dominaient la création artistique entre les deux guerres.

Il y avait alors, chez Boris, une vision familière du monde qui s'affirmait dans l'actualité vécue par les travailleurs comme le « Défilé au Père-Lachaise en 1935 », et « 30 octobre 1938 chez Renault », évocation de la liquidation brutale d'une grève par Daladier en 1939. Après, c'est la guerre, le front, la clandestinité, la prison. On peut rêver à ce que fut l'œuvre du peintre pendant la guerre, imaginer ce que, initié à la tapisserie et l'art mural par jean Lurçat, il produisit dans la décoration des baraques du camp où il déporté après son internement en 1941 à Saint-Sulpice-la-Pointe.

« Le Wagon des déportés », conservé au musée de Saint-Denis, n'est pas ici, mais nous voyons plusieurs tableaux qui sont autant de témoignages sur l'enfer nazi, comme « la Mort de Danièle Casanova » et « l'Insurrection de Buchenwald », l'artiste nous disait il y a plus de vingt ans (« La Nouvelle Critique », juin 1965), qu'il avait éprouvé le besoin de brosser cette toile « ne fût-ce que pour rappeler ceci : la déportation ne fut pas seulement l'époque du martyre, mais elle continua à être celle de la résistance au cours de laquelle des êtres nus et désarmés, réussirent à ne rien abandonner de leur dignité, et en fin de compte, réussirent à vaincre en combattant ». L'artiste ajoute que les rééditions des « Cent onze dessins faits à Buchenwald », préfacés par Julien Cain puis par Marcel Paul, n'ont pu être exécutés que grâce à la complicité de la résistance intérieure, qui récupérait les crayons administratifs et le papier des vieilles circulaires SS, dans lesquelles on découpait les blancs…

Il existe des peintres de la Marine, des peintres aux Armées. Nous avons en Boris Taslitzky un peintre d'Histoire, riche d'une capacité plastique inépuisable à traduire l'aventure humaine de notre époque. Il importe de découvrir jusqu'au 30 octobre (un mois seulement d'exposition, on a envie de dire : prolongez !) ses tableaux sur le Vietnam, l'Algérie, la terreur au Chili, le massacre de Sabra et Chatila … De quelle énergie procède cette volonté inlassable de dénoncer le malheur ? Boris croit-il vraiment que cela serve à quelque chose ? Il le croit, nous aussi, et l'on devrait prêter plus d'attention à ce que ces cinquante années de peinture montrent d'amour dans des sujets que personne n'ose plus traiter, comme si la veine ouvrière s'était tarie après Maximilien Luce ! Mais regardez l'allure, la dignité qu'ils ont, « les Représentants », et si vous ne voyez rien, cherchez dans les manifestations que Boris peignait autrefois, immenses. Vous y trouverez le peuple fraternel, aussi proche de l'artiste et poignant que les portraits de ses camarades et de ses amis.

Ah ! si l'on pouvait réunir, main dans la main, tous les hommes et les femmes peints par Boris Taslitzky, tous les personnages des huit mille dessins tracés d'une main infaillible dans ces carnets sur lesquels il crayonne sans cesse et partout la vie, quelle belle ronde on ferait !

Jean ROLLIN

Jean ROLLIN, L'Humanité, 4 avril 1989

LE MAÎTRE DE SAINT-SULPICE

Ainsi Aragon appelait-il l'immense dessinateur honoré par le musée de la Résistance et dont on vient de rééditer les « Cent Onze Dessins faits à Buchenwald »

Combien de dessins Boris Taslitzky a-t-il exécutés depuis ses débuts dans les années trente ? Selon Jacques Gaucheron, qui connaît bien les trésors de son atelier, il en a fait des milliers. Une centaine d'entre eux et des tableaux importants, échelonnés du Front populaire jusqu'à 1960, retracent, au musée de la Résistance nationale, un quart de siècle d'activité artistique et militante.

En 1936, à vingt-cinq ans, Boris Taslitzky montre déjà les qualités qui lui vaudront d'obtenir le prix Blumenthal. À contre-courant des tendances intellectuelles à la mode, il admire les romantiques, Gros, Géricault, Delacroix, qui traitent de grands sujets et magnifient le mouvement. Chez lui aussi l'imagination est emportée et la vision plastique parcourue d'élans. Sur les chantiers, dans les usines, dans la rue, partout où le peuple travaille et donne de la voix, notre peintre est présent et témoigne.

La montée des périls en Europe suscite la riposte de nombreux intellectuels. En 1935, pour sa participation à l'enquête « Où va la peinture ? » , publiée par la revue « Commune », Giacometti répond par le dessin d'un homme qui salue le poing levé. En 1936, deux débats organisés par l'Association des peintres et sculpteurs de la Maison de la culture, rue de Navarin à Paris, dont Boris Taslitzky est l'un des secrétaires nationaux, mettent le réalisme, la « question » du réalisme » à l'ordre du jour. De Léger et Le Corbusier à Lhote et Gromaire, des artistes en renom et des écrivains comme Aragon, Jean Cassou, René Crevel, Moussinac y participent. Le mythe du créateur isolé du monde dans sa d'ivoire est mis en cause. « Allez-vous vous rallier à une attitude que nous avons le droit de qualifier attitude de confort, à une peinture qui tourne le dos à toute anxiété de l'époque ? », demande Jean Lurçat.

Espagne, Anschluss, Munich, l' « anxiété » va croissant. Fini le printemps du « Joyeux jeudi des enfants d'Ivry », peinture de l'espérance. À la mobilisation, Boris Taslitzky rejoint son régiment, le 101e d'infanterie. Pendant les loisirs que lui laisse la « drôle de guerre », il décrit les copains vaquant, bricolant au cantonnement, et, dehors, la sentinelle qui veille. Il y a, dans cette série, des aquarelles et des lavis aux valeurs superbes pour faire surgir de l'ombre une main ou un visage, rythmer le modelé juvénile d'une bouche, accrocher le regard rêveur à un trait de lumière…

Puis la France chavire dans la défaite, la débâcle évoquée dans plusieurs dessins. Capturé par l'ennemi, le soldat Taslitzky fait des croquis de son camp de prisonnier de guerre à Melun. Il s'évade, entre dans la Résistance. Arrêté le 13 novembre 1941, il est incarcéré à la prison de Clermont-Ferrand et ensuite à la centrale de Riom, où il réalise les études pour le tableau saisissant, présenté ici, de la « pesée » des détenus.

« Tous les mois, commente Boris, le poids des prisonniers affamés, et de plus en plus maigres, était enregistré. C'est ainsi qu'on pesait des hommes de trente-cinq kilos. »

En 1943, Boris Taslitzky est transféré au camp de Saint-Sulpice-la-Pointe, à trente kilomètre de Toulouse. Là il dessine, à la plume, des portraits collectifs de ses camarades, qui concentrent aussi l'attention sur chacun d'eux, magistralement individualisé dans la traduction de la ressemblance et la recherche du caractère. Cela donne à ces œuvres une atmosphère d'intimité et de recueillement, une résonance fraternelle.

Les six décorations murales et monumentales que les détenus du camp demandent au peintre, pour cinq de leurs baraques et la chapelle, nous sont connus par les articles d4aragon et de Francis Crémieux, compagnon de captivité de Boris, paru au début de 1945 dans l'hebdomadaire « Regards ». l'artiste se trouvant alors déporté en Allemagne, son nom n'est évidemment pas cité. Aragon l'appelle « le maître de Saint-Sulpice, comme dans l'histoire de la peinture on disait des peintres seulement connus par leurs tableaux : le maître de Moulins, le maître de la Vierge à la rose, le maître à la licorne (…). Extraordinaires fresques énormes. Les personnages en sont presque deux fois grandeur nature. Calmement, devant les GMR, les miliciens, les boches, celui que nous appellerons donc le maître de Saint-Sulpice les peignit comme un défi, incompréhensiblement supporté par leurs geôliers (…) Et puis cela a été peint pendant le temps où le maquis mobilisait, songez donc (…).

« Le chef-d'œuvre du maître de Saint-Sulpice est la fresque qui décore la triste chapelle du camp (…). La colombe est au-dessus de la tête porteuse d'épines. Et le fond de la scène est tricolore. Un ciel qui fait un drapeau bleu, blanc, rouge. Cela se passe aujourd'hui comme hier de tout commentaire, de toute explication.

On doit enlever ces panneaux et les transporter à Toulouse où ils feront la base d'un musée de la Résistance. Ils sont le témoignage exaltant d'un esprit, d'une noblesse, d'un courage qui sont la gloire du peuple français.

« Je voudrais que ces quelques mots marquent la place du maître de Saint-Sulpice dans l'histoire. Je voudrais que les autorités comprennent que sans attendre, pour une fois, on peut décorer de la Légion d'honneur ce peintre obligatoirement anonyme… »

Boris Taslitzky affronta, pendant des mois encore, la géhenne de Buchenwald. « Sans la résistance intérieure du camp et la solidarité, dit-il, personne n'aurait pu survivre. Quand je suis arrivé, les SS m'ont tout pris. Mais, trois mois plus tard, les camardes leur chipaient ma boîte d'aquarelle. » Minuscule, elle figure dans une vitrine. Elle a servi à peindre la vue du « Petit Camp » qui inspirera à Boris, dès son retour, le fantastique tableau, 3 m x 5 m, que Jean Cassou, conservateur en chef, avait installé dans une salle du musée d'Art moderne.

Les dessins de Buchenwald sont l'un des moments forts de l'exposition. Tracés rapidement, en cachette, au verso de vieilles circulaires SS récupérées par les résistants, ils sont reflet et mémoire de la vie quotidienne au bagne nazi : trimer, manger, dormir… mourir. L'artiste a voulu que deux tableaux accompagnent cette série : le portrait de sa mère, assassiné en 1942 à Auschwitz, et « la Mort de Danièle Casanova ».

L'exposition du musée de la Résistance présente la nouvelle édition des « Cent Onze Dessins faits à Buchenwald », et, quarante quatre ans après l'article d'Aragon, permet de redécouvrir, par des photos, les fresques de Saint-Sulpice-la-Pointe, que l'on n'a pas su, hélas, conserver. N'y a-t-il pas maintenant une occasion à saisir ? Boris Taslitzky a reçu la médaille militaire et la croix de guerre pour fait d'armes. Il serait beau, pour fait d'art et services exceptionnels, de rendre enfin au « maître de Saint-Sulpice » l'hommage national qu'il mérite. Bien d'écouter en haut lieu le poète.

Jean ROLLIN,