Quand Boris Taslitzky dessinait l'indicible
MORT - Le peintre décédé à Paris, le 9 décembre, à quatre-vingt-quatorze ans.
Il témoignera de son internement avec Cent onze dessins faits à Buchenwald.
En décembre 1943, du fond du cachot 5-2 du camp de Saint-Sulpice dans le Tarn, Boris Taslitzky écrivait : « J'ai vécu une vie splendide. Une vie de luxe. Le luxe, c'est d'être là où pleuvent les coups, lorsque la dignité humaine est en jeu. » Et quelques années plus tard, de retour du camp de Buchenwald, il ajoute : « Si je vais en enfer, je ferai des croquis. D'ailleurs, j'ai l'expérience, j'y suis déjà allé et j'y ai dessiné !… » Boris Taslitzky est mort vendredi 9 décembre, à Paris, dans cette ville qu'il avait vu naître un 30 septembre 1911. Fils d'immigrés russes ayant fui la Russie après l'échec de la révolution de 1905, Taslitzky perdra très jeune son père, engagé dans la défense de la France, sur le front de la Première Guerre mondiale. Élevé seul par sa mère, qui ne reviendra pas, elle, d'Auschwitz, il entre Beaux-Arts en 1928. Toute sa vie, il l'aura consacré au dessin, à la peinture que jamais il n'aura dissociée de son engagement politique. Où qu'il se trouve, et l'histoire, hélas, l'a conduit aux portes de l'enfer, il ne manque aucune occasion de s'emparer d'une expression, d'un regard, d'un soupir, de fixer une attitude, de saisir un geste. La violence, la peur, la colère, la révolte, la satisfaction, la joie, il les croque d'un geste vif et précis. Il peint le quotidien et l'événement, l'ordinaire et exceptionnel sur des dizaines de carnets qui emplissent ses poches et jonchent son atelier.
D'une grande discrétion et d'une gentillesse à l'épreuve du temps, il descendait tous les dimanches à l'angle de la rue de Bucci, il y a peu encore, acheter son Huma dimanche. Membre du PCF, Henri Malberg raconte « l'émotion encore intacte de Boris quand il parlait de se déporté qui, à Buchenwald, volait au nazi des feuilles pour lui permettre de dessiner. C'était risqué la peine de mort immédiate ». Autre souvenir, plus récent, lors de son 90e anniversaire, à Fabien Malberg se souvient : « Boris, l'air de rien, se mit à parler des années où les rapports du Parti communiste avec les intellectuels étaient faits d'amour fou et de fureur, de formidables débats idéologiques et d'injustes exclusions. »
AUX CÔTÉS DE PICASSO, LÉGER, MATISSE
Et que dit Boris, ce jour-là ? « Nous n'avons pas eu la sagesse de comprendre que nos différences étaient notre commune richesse. » Il racontait qu'en 1936 dans une école du Parti, une dirigeante avait dit : « Les intellectuels n'ont qu'à se taire. » Il allait se lever partir quand quelqu'un lui dit : « Reste, le prochain cours c'est Politzer. »
Fin 1933, Taslitzky est de l'Association des écrivains et artistes révolutionnaires. En 1935, l'artiste rejoint le Parti communiste. Il se définit alors comme « peintre réaliste à contenu social ». En 1936, à l'occasion de la sortie de la pièce de Romain Rolland Quatorze Juillet, il expose aux côtés de Picasso, Léger, Mathis… Dans le hall du théâtre de l'Alhambra. Le 2 mars 1937 paraît le premier numéro du journal communiste Ce soir. Louis Aragon et Jean-Richard Bloch charge Taslitzky d'en faire les dessins d'illustration. En 1938, il devient secrétaire général des Peintres et Sculpteurs de la maison de la culture de Paris, puis responsable du bulletin de l'association.
Ces années où les rapports du PCF avec les intellectuels étaient faits d'amour fou et d'injustes exclusions.
Mobilisé, il est fait prisonnier après la drôle de guerre. Il s'échappe une première fois, puis est à nouveau arrêté. Il est incarcéré à la centrale de Riom, dans le Puy-de-Dôme. La Pesée, tableau saisissant exposé au musée de la Résistance nationale de Champigny-sur-Marne, témoigne de cette incarcération. Le 11 novembre 1943, Taslitzky fait l'objet d'une mesure d'internement administratif qui le conduit au centre de séjour surveillé de Saint-Sulpice-la-Pointe, dans le Tarn. Là, il peint de grandes fresques d'inspiration révolutionnaire sur les cloisons en planche de cinq des baraquements du camp. L'archevêque de Toulouse fournissant la peinture, il accepte même de décorer la chapelle, à la demande de certains de ses camarades, sous la surveillance des miliciens. Le chef-d'œuvre et la fresque qui décore la chapelle du camp : Taslitzky fait du Christ le symbole de l'homme résistant pour la liberté de la France, bafoué par ses idées, solidaire des souffrances d'un peuple.
« IL FAUT QUE JE DESSINE CELA »
Le 31 juillet 1944, remis aux Allemands avec 622 autres internés, Boris Taslitzky est déporté à Buchenwald. Ils y arrivent le 5 août 1944. À l'arrivée dans le camp et au vu des détenus en haillons rayés, sa première pensée s'exprime ainsi : « Il faut que je dessine cela. » Il comprend que le fait de dessiner constitue l'un des moyens de lutte contre la déshumanisation voulue par les SS. Il dessine et aquarelle sur le papier son témoignage. Il montre l'indicible, le triomphe de la mort. Roger Arnoult, l'un des dirigeants de l'organisation clandestine, l'aide à planquer la centaine de dessins réalisés. À la libération du camp, Christian Pineau, rapatrié en priorité, les remet à Aragon qui les réunit dans un album et les publie en 1946, sous le titre : Cent onze dessins faits à Buchenwald.
En 1945, de retour de déportation, Boris Taslitzky peint, de mémoire, en s'aidant des dessins clandestins, une vaste fresque représentant le Petit Camp de Buchenwald et, en 1950, il réalise le tableau intitulé la Mort de Danielle Casanova, arrêtée comme résistante et morte en déportation.
On l'aura compris : Boris Taslitzky a été un homme, un peintre du XXe siècle, ce siècle de tous les espoirs, de toutes les utopies possibles, de toutes les désillusions, de toutes les horreurs aussi. Il a été de tous les engagements, dès les années trente, contre la menace fasciste qui gangrenait la société française et l'Europe. Taslitzky s'est battu, a résisté, courageusement. Les Cent Onze Dessins faits à Buchenwald sont un cri d'humanité, un témoignage unique sur les conditions de détention des déportés. Taslitzky, d'un craon incroyablement fin et précis, a immortalisé ces déportés, leur rendant leur dignité d'hommes. L'engagement politique de Boris Taslitzky, « peintre réaliste à contenu social », est indissociable de son œuvre picturale. Son opposition à la guerre d'Algérie, juste avant le conflit et la lutte pour l'indépendance. Le Chili et le Zaïre attirent également son attention de peintre, « peintre de la réalité dans son devenir », exprimant cette réalité dans son histoire en mouvement. Voilà, résumée en quelques lignes, la vie d'un homme au destin incroyable dont la peinture a constitué la clé de voûte de son engagement. C'était un artiste dont le trait aiguisé laisse un témoignage incommensurable de l'histoire du XXe siècle.
Marie-José SIRACH
|