titre fortune critique 2005-2015

Marie-José SIRACH, L'Humanité, 12 décembre 2005 drapeau anglais

Quand Boris Taslitzky dessinait l'indicible
MORT - Le peintre décédé à Paris, le 9 décembre, à quatre-vingt-quatorze ans.
Il témoignera de son internement avec Cent onze dessins faits à Buchenwald.


En décembre 1943, du fond du cachot 5-2 du camp de Saint-Sulpice dans le Tarn, Boris Taslitzky écrivait : « J'ai vécu une vie splendide. Une vie de luxe. Le luxe, c'est d'être là où pleuvent les coups, lorsque la dignité humaine est en jeu. » Et quelques années plus tard, de retour du camp de Buchenwald, il ajoute : « Si je vais en enfer, je ferai des croquis. D'ailleurs, j'ai l'expérience, j'y suis déjà allé et j'y ai dessiné !… » Boris Taslitzky est mort vendredi 9 décembre, à Paris, dans cette ville qu'il avait vu naître un 30 septembre 1911. Fils d'immigrés russes ayant fui la Russie après l'échec de la révolution de 1905, Taslitzky perdra très jeune son père, engagé dans la défense de la France, sur le front de la Première Guerre mondiale. Élevé seul par sa mère, qui ne reviendra pas, elle, d'Auschwitz, il entre Beaux-Arts en 1928. Toute sa vie, il l'aura consacré au dessin, à la peinture que jamais il n'aura dissociée de son engagement politique. Où qu'il se trouve, et l'histoire, hélas, l'a conduit aux portes de l'enfer, il ne manque aucune occasion de s'emparer d'une expression, d'un regard, d'un soupir, de fixer une attitude, de saisir un geste. La violence, la peur, la colère, la révolte, la satisfaction, la joie, il les croque d'un geste vif et précis. Il peint le quotidien et l'événement, l'ordinaire et exceptionnel sur des dizaines de carnets qui emplissent ses poches et jonchent son atelier.

D'une grande discrétion et d'une gentillesse à l'épreuve du temps, il descendait tous les dimanches à l'angle de la rue de Bucci, il y a peu encore, acheter son Huma dimanche. Membre du PCF, Henri Malberg raconte « l'émotion encore intacte de Boris quand il parlait de se déporté qui, à Buchenwald, volait au nazi des feuilles pour lui permettre de dessiner. C'était risqué la peine de mort immédiate ». Autre souvenir, plus récent, lors de son 90e anniversaire, à Fabien Malberg se souvient : « Boris, l'air de rien, se mit à parler des années où les rapports du Parti communiste avec les intellectuels étaient faits d'amour fou et de fureur, de formidables débats idéologiques et d'injustes exclusions. »

AUX CÔTÉS DE PICASSO, LÉGER, MATISSE

Et que dit Boris, ce jour-là ? « Nous n'avons pas eu la sagesse de comprendre que nos différences étaient notre commune richesse. » Il racontait qu'en 1936 dans une école du Parti, une dirigeante avait dit : « Les intellectuels n'ont qu'à se taire. » Il allait se lever partir quand quelqu'un lui dit : « Reste, le prochain cours c'est Politzer. »

Fin 1933, Taslitzky est de l'Association des écrivains et artistes révolutionnaires. En 1935, l'artiste rejoint le Parti communiste. Il se définit alors comme « peintre réaliste à contenu social ». En 1936, à l'occasion de la sortie de la pièce de Romain Rolland Quatorze Juillet, il expose aux côtés de Picasso, Léger, Mathis… Dans le hall du théâtre de l'Alhambra. Le 2 mars 1937 paraît le premier numéro du journal communiste Ce soir. Louis Aragon et Jean-Richard Bloch charge Taslitzky d'en faire les dessins d'illustration. En 1938, il devient secrétaire général des Peintres et Sculpteurs de la maison de la culture de Paris, puis responsable du bulletin de l'association.

Ces années où les rapports du PCF avec les intellectuels étaient faits d'amour fou et d'injustes exclusions.

Mobilisé, il est fait prisonnier après la drôle de guerre. Il s'échappe une première fois, puis est à nouveau arrêté. Il est incarcéré à la centrale de Riom, dans le Puy-de-Dôme. La Pesée, tableau saisissant exposé au musée de la Résistance nationale de Champigny-sur-Marne, témoigne de cette incarcération. Le 11 novembre 1943, Taslitzky fait l'objet d'une mesure d'internement administratif qui le conduit au centre de séjour surveillé de Saint-Sulpice-la-Pointe, dans le Tarn. Là, il peint de grandes fresques d'inspiration révolutionnaire sur les cloisons en planche de cinq des baraquements du camp. L'archevêque de Toulouse fournissant la peinture, il accepte même de décorer la chapelle, à la demande de certains de ses camarades, sous la surveillance des miliciens. Le chef-d'œuvre et la fresque qui décore la chapelle du camp : Taslitzky fait du Christ le symbole de l'homme résistant pour la liberté de la France, bafoué par ses idées, solidaire des souffrances d'un peuple.

« IL FAUT QUE JE DESSINE CELA »

Le 31 juillet 1944, remis aux Allemands avec 622 autres internés, Boris Taslitzky est déporté à Buchenwald. Ils y arrivent le 5 août 1944. À l'arrivée dans le camp et au vu des détenus en haillons rayés, sa première pensée s'exprime ainsi : « Il faut que je dessine cela. » Il comprend que le fait de dessiner constitue l'un des moyens de lutte contre la déshumanisation voulue par les SS. Il dessine et aquarelle sur le papier son témoignage. Il montre l'indicible, le triomphe de la mort. Roger Arnoult, l'un des dirigeants de l'organisation clandestine, l'aide à planquer la centaine de dessins réalisés. À la libération du camp, Christian Pineau, rapatrié en priorité, les remet à Aragon qui les réunit dans un album et les publie en 1946, sous le titre : Cent onze dessins faits à Buchenwald.

En 1945, de retour de déportation, Boris Taslitzky peint, de mémoire, en s'aidant des dessins clandestins, une vaste fresque représentant le Petit Camp de Buchenwald et, en 1950, il réalise le tableau intitulé la Mort de Danielle Casanova, arrêtée comme résistante et morte en déportation.

On l'aura compris : Boris Taslitzky a été un homme, un peintre du XXe siècle, ce siècle de tous les espoirs, de toutes les utopies possibles, de toutes les désillusions, de toutes les horreurs aussi. Il a été de tous les engagements, dès les années trente, contre la menace fasciste qui gangrenait la société française et l'Europe. Taslitzky s'est battu, a résisté, courageusement. Les Cent Onze Dessins faits à Buchenwald sont un cri d'humanité, un témoignage unique sur les conditions de détention des déportés. Taslitzky, d'un craon incroyablement fin et précis, a immortalisé ces déportés, leur rendant leur dignité d'hommes. L'engagement politique de Boris Taslitzky, « peintre réaliste à contenu social », est indissociable de son œuvre picturale. Son opposition à la guerre d'Algérie, juste avant le conflit et la lutte pour l'indépendance. Le Chili et le Zaïre attirent également son attention de peintre, « peintre de la réalité dans son devenir », exprimant cette réalité dans son histoire en mouvement. Voilà, résumée en quelques lignes, la vie d'un homme au destin incroyable dont la peinture a constitué la clé de voûte de son engagement. C'était un artiste dont le trait aiguisé laisse un témoignage incommensurable de l'histoire du XXe siècle.

Marie-José SIRACH

Élisabeth LEBOVICI, Libération, 12 décembre 2005

Boris Taslitzky, fin d'un engagement
Auteur de fresques d'inspiration révolutionnaire, le chantre français du réalisme socialiste est mort à 94 ans.


Lorsqu'il entend pour la première fois Aragon parlait du réalisme socialiste, au début des années 30, « un rideau s'ouvre » pour Boris Taslitzky, dont le nom reste encore attaché aux permanences picturales du Parti communiste français. Il était né en 1911, à Paris. Entré à l'École des beaux-arts à 17 ans, il avait rejoint l'Association des écrivains et artistes révolutionnaires en 1933 (qui devient Maison de la culture antifasciste), puis le Parti communiste en 1935, illustrant le premier numéro du journal Ce soir. Les grèves de 1936 sont dans ses toiles. Taslitzky a été un témoin : arrêté en 1941, puis interné à partir de 1943, à Saint-Sulpice-la-Pointe, dans le Tarn, il peint de grandes fresques d'inspiration révolutionnaire sur les baraquements du camp. Déporté à Buchenwald, il dessine plus de deux cents croquis : l'album sera publié grâce à Aragon 1946 sous le titre Cent onze dessins fait à Buchenwald.

L'engagement politique de Boris Taslitzky, proche de Pignon, Fougeron et Gruber, est indissociable de sa peinture, s'inspirant des références classiques de la peinture d'histoire : il rapproche la Mort de Danielle Casanova (1950), résistante héroïsée, d'une descente de croix. Il se définit comme « portraitiste ». Au salon d'automne de 1951, deux tableaux de lui sont décrochés, sur ordre du préfet de police Baylot. Son opposition à la guerre le conduit en Algérie comme au Chili et au Zaïre. En 1971, il est nommé professeur à l'École nationale supérieure des arts décoratifs et en 1997 il est officier de la Légion d'honneur au titre de la Résistance et de la déportation.

Taslitzky est mort à Paris, dans la nuit de jeudi à vendredi, à l'âge de 94 ans. Il vivait dans l'atelier où il était né, dans le XIIIe arrondissement. Il n'est pas anodin qu'outre le centre Pompidou et le musée des Années 30 à Boulogne, la Tate Gallery de Londres possède trois oeuvres, témoins de l'intérêt porté outre-Manche aux engagements de l'art français.

Élisabeth LEBOVICI

Maurice KRIEGEL-VALRIMONT et Maurice ULRICH, L'Humanité, 15 décembre 2005

Mon ami, le peintre Boris Taslitzky, un homme modèle à plus d'un titre

Après plus d'un demi-siècle d'amitié, le peintre Boris Taslitzky m'a quitté. Nous avons connu à quelques années près la même histoire. Notre amitié a tenu bon, y compris dans les tempêtes. Boris avait un atelier dans une cour du Vieux Montparnasse, rue Campagne-Première où d'autres peintres et des sculpteurs donnait une allure étonnante au quartier. Il n'a pas survécu à la spéculation foncière. Dans les années pathétiques après la libération, l'atelier était devenu le lieu de rencontre habituel d'un certain nombre de jeunes intellectuels qui échangeaient leur vérité sur le monde. Louis Daquin évoquait ses films, Aragon récitait des poèmes inédits et cela discutait ferme car le sentiment dominant était que le monde était promis au changement. Pour caractériser l'époque, j'évoque simplement la présence du cancérologue Lucien Israël et de mon frère Arthur, ou encore les confidences de Jorge Semprun sur l'atelier de Boris à qui il accordait l'exclusivité de ses évocations des camps.

Boris a été un modèle à plus d'un titre. Un modèle remarquable du combat antifasciste. Autour des années 30, il y eut la grande coupure du XXe siècle, la crise économique et l'offensive fasciste. À partir de l'Italie il y eut comme un déferlement, et, en Allemagne, Hitler prit le pouvoir. On sait maintenant que toutes les avancées fascistes étaient faites du recul des démocraties occidentales et qu'il était possible de faire reculer le fascisme. Et en France en particulier à partir de 1934, et dans le Front populaire antifasciste, le fascisme vit couper ses avancées.

À cette époque, l'une des batailles majeures était celle de la culture. Dans cette bataille autour de quelques grands scientifiques, de grands écrivains, d'hommes de l'art et de la pensée, de très jeunes gens s'acharnaient à ce que les maîtres de la culture rejoignent leur place naturelle avec le peuple contre la barbarie. Boris fut l'un de ces artisans très efficaces et l'on gagnait chaque homme, chaque penseur, chaque artiste à la lutte nécessaire.

Boris fut aussi un magnifique soldat combattant. Son père tué alors qu'il était volontaire au début de la guerre de 1914, Boris était pupille de la Nation. À cette époque et au cours des mobilisations qui se sont succédé il était un vrai soldat contre Hitler, un bon soldat. Il serait très long de le raconter, mais un événement le résume. Alors qu'il était aux avant-postes de la ligne Maginot un sous-officier de carrière lui demande de prendre sa place dans une dangereuse patrouille pour le motif suivant : « tu me laisses y aller, je suis aussi patriote que toi ». La vérité est simple ils étaient aussi patriotes l'un que l'autre. Il a aussi été un modèle de déporté combattant. Il a été le peintre de la déportation et de ces grands événements, le dessinateur de l'héroïsme des camps. Il avait déjà peint des fresques dans les camps d'internement en France mais c'est de sa main, au prix du danger constant de donner sa vie pour dessiner, qu'il a rapporté des souvenirs saisissants. Par exemple de la mort du professeur Halbwachs et nombre d'images de la vie quotidienne des camps et de certains personnages comme Lucien Cain, l'ancien directeur de la Bibliothèque nationale.

Il s'est comporté comme un véritable exorciste de la terreur allemande et comme un témoin majeur des combats des siens, y compris de ses camarades socialistes comme Christian Pinot, l'ancien ministre des Affaires étrangères. Il évoquait volontiers le courage de ses camarades comme ce métallo berrichon qui arrivait à rapporter tous les jours quelques pommes de terre. Il fut décoré de la Légion d'honneur et je l'ai fait chevalier. L'ordre se serait grandi en lui assurant d'autres promotions. Après la guerre, encore, son attitude fut exemplaire. Il n'a jamais rien refusé à ses camarades déportés. Il avait même des talents cachés et une plume très alerte. Pierre Abraham a fait paraître plusieurs recueils de nouvelles qu'il a écrites. Il y raconte son enfance et sa jeunesse. On n'y trouve des récits de la drôle de guerre et de la guerre. Ce qu'il écrit est davantage d'un peintre comme un théoricien. On n'y trouve la réalité du vécu plus que des spéculations et ses écrits ont une valeur réelle de témoignage.

Cet artiste peintre, modeste et quelquefois timide, était aussi un homme de grande culture. Il était particulièrement curieux de l'Histoire. Il connaissait très bien la Révolution française et ses protagonistes. Il savait les encyclopédistes et les hommes des Lumières. Évidemment, il avait une prédilection pour certains peintres comme Géricault dont il a reproduit un grand nombre de peinture qui se trouve à l'Assemblée nationale. Il avait un faible pour Gavroche et Victor Hugo mais aussi une large ouverture vers la littérature russe et celle de tous les autres continents. Ce qui le caractérisait, c'était une immense curiosité et un refus de toute prétention à employer l'argument d'autorité. On lui attribuait des prises de positions étroites. Je sais qu'il les recevait avec une réelle réserve, mais il refusait absolument de battre sa coulpe sur la poitrine du voisin.

C'est évidemment sa place de peintre et de dessinateur qui restera de lui. Il a une place éminente dans la peinture de ce temps, que ce soit sur le fascisme des années 30, sur le Front populaire de 1936, sur la guerre de 1940, sur la déportation et ses horreurs. L'œuvre de Boris fait partie constitutive de l'illustration de toutes ces époques.

L'attachement à son art était l'essentiel de son comportement. J'ai vu, quand des difficultés de santé lui faisaient obstacle, la douleur et l'impatience inscrire sur son visage. Et la joie intense revenait quand il pouvait reprendre « son travail ». Son œuvre est l'expression de l'authenticité qu'il confirme dans tout ce qu'il produit. Le courage et la lucidité. Pour avoir partagé ses confidences pendant des dizaines d'années, j'ai un devoir double de témoigner de son courage et de sa lucidité.

Dans les temps troublés du stalinisme triomphant dont chacun sait maintenant jusqu'au sont allés les méfaits et les exactions, Boris Taslitzky n'a jamais cédé à la violence stalinienne. Il a au contraire refusé formellement de répondre si peu que ce soit aux sollicitations d'approuver des mesures de répression stalinienne. Il a même exprimé clairement sa conviction que certaines accusations n'avaient aucun fondement. La suite a montré combien il avait raison dans cette position difficile, il a pourtant affirmé la permanence de son attachement à l'idéal de ses vingt ans. Il l'a fait avec calme et lucidité. Rien de ce que je dis ici n'est de parti pris. Tout est hommage à la meilleure part des hommes. À la fin, ce sont les hommes qui comptent.

Maurice KRIEGEL-VALRIMONT

Hommage à un homme de regard et de pensée
Une foule émue et recueillie a rendu hier, au cimetière Montparnasse, un dernier adieu.


« Son regard était une pensée. » Sans doute ces mots de la plasticienne Anne-Françoise Couloumy exprimaient-ils hier, au cimetière Montparnasse, où avaient lieu les obsèques de Boris Taslitzky (notre édition de lundi), la force de ce qu'il a pu laisser en tant qu'artiste et professeur, en tant qu'homme, à celles et ceux qui furent ses élèves. Comme ces autres mots de l'un d'entre nous, Denis Perus, citant cette façon qu'il avait de les interpeller : « Qu'allez-vous dire aux hommes de votre temps ? » C'était bien hier, en effet, en ce lieu emblématique de ce que fut l'histoire de l'art du XXe siècle à Paris, l'essence des hommages à celui qui fut tout à la fois un témoin et une victime de l'horreur, et un homme d'espoir. Le poète Alain Leclerc, Michel Duffour, président du Conseil national du PCF, Maurice Kriegel-Valrimont devaient à leur tour, évoquer sa mémoire et la grande figure de celui qui disait : « Ce qui me caractérise, c'est la gentillesse » Hommage également de l'écrivain Jorge Semprun qui fut avec Boris Taslitzky, déporté à Buchenwald, et dont une lettre fut lue lors de la cérémonie : « Je me souviens des après-midi du dimanche à Buchenwald. Nous y rêvions à haute voix un monde plus juste où le prolétariat déploierait ses valeurs de classe universelle. (…) Plus tard, l'été de notre retour à la vie, j'ai connu Louis Aragon dans ton atelier de Montparnasse. Je me souviendrai de nos longues conversations, de sa fraternelle attention à notre expérience de la mort (…). Boris, nous avons maintenu contre vents et marées l'essence même de notre fraternité combattante. Car j'aurai toujours respecté ta fidélité. Et tu auras toujours respecté ma dissidence. Je me souviens de toi, Boris, jamais je ne t'oublierai. »

« En plein combat, dans la douleur, soulignait pour sa part Michel Duffour, au nom du PCF auquel Boris Taslitzky avait adhéré à vingt-quatre ans, Boris peint, dessine, au risque permanent de sa vie. Son courage le pousse à ne rien céder. Il nous laisse, de Saint-Sulpice à Buchenwald, une œuvre bouleversante (…). Plus jamais, il ne cessera de peintre et de lutter. »

Maurice ULRICH

Anne GOROUBEN, L'Humanité, 27 décembre 2005

Haut les cœurs !

C'est ainsi que je voudrais saluer Boris Taslitzky : par ses mots à lui. Par cette expression qui lui ressemble tant. Qui ressemble à son imposante stature, parcourant les couloirs de l'École nationale supérieure des Arts décoratifs de Paris où je le rencontrais en 1979. Il y enseignait le dessin avec passion.

C'est cette haute figure d'homme qui me marqua pour toujours lorsque Jean-François Ermont me mena à la bibliothèque pour me montrer les 111 dessins de Buchenwald. Au début de la série, on voit des hommes assemblés ou seuls en un lieu que l'on n'identifie pas. Il n'y a une magnifique fraternité dans ces dessins ; et peu à peu sourd de ces visages, de ces corps, l'atroce prégnance du camp.

Je n'ai jamais pu aborder Boris, lors de mes visites à son atelier de la rue Ricaut, sans une particulière timidité, celle qu'inspirent quelques personnes que l'on aime avec tendresse, et que l'on respecte trop pour être familier. Celle que j'ai eue pour ce « grand-père » choisi sans le lui dire, ce combattant dont les yeux avaient tant vu, qui était d'une forte lucidité concernant ses engagements présents et passés, et dont le guide de vie était la peinture…

Boris Taslitzky était un grand vivant.
À la vie.
Haut les cœurs !

Anne GOROUBEN

Irène MICHINE, Le patriote résistant, janvier 2006

Boris Taslitzky : « Dessiner, un acte de résistance morale »

En hommage à Boris Taslitzky, disparu le 9 décembre, nous reproduisons l'entretien qu'il nous avait accordé en 2001 pour le supplément « Concours national de la Résistance et de la Déportation » dont le thème était la production artistique et littéraire liée à la déportation. Il y expliquait de quelle manière, grâce à une chaîne de solidarité exceptionnelle, il avait pu dessiner à Buchenwald et cacher ses oeuvres puis faire publier dès 1946 ce témoignage inestimable sur ses compagnons déportés et l'enfer concentrationnaire.

- Dessiner au camp était difficile et dangereux, comment était-ce quand même possible ?
- Nous savons que dans tous les camps, les déportés ont dessiné et écrit des poèmes ; mais je ne peux parler que de Buchenwald puisque j'y étais. Les activités culturelles ont été considérées comme des activités de résistance morale et reconnue comme tel par le Comité des intérêts français et le Comité de résistance internationale clandestins. Si je suis celui qui a ramené le plus de dessins, c'est parce que j'ai été encouragé à dessiné par mes camarades, malgré les risques encourus. Ils m'ont aidé à le faire, à cacher les dessins, à les ramener en France. J'ai toujours considéré que mes dessins de Buchenwald ont été le produit d'une décision collective.

- À votre arrivée, les déportés français organisés clandestinement connaissaient donc déjà votre œuvre d'avant-guerre ?
- Oui, mais avant Buchenwald, j'avais essayé de rester un artiste dans les prisons par lesquelles j'étais passé, Clermont-Ferrand, Riom, Mauzac et le camp de Saint-Sulpice où j'ai réalisé des fresques murales dans des baraques ainsi que la décoration de la chapelle du camp, pour laquelle j'avais obtenu des peintures de couleur par l'intermédiaire de l'archevêque de Toulouse, Mgr Salièges. Je suis arrivé au petit camp de Buchenwald en août 1944. Immédiatement, en découvrant la « cour des Miracles » que formait ce lieu de quarantaine pour les arrivants, j'ai été saisi par un sentiment extraordinaire, frappé par la beauté plastique de l'horreur.

- Comment avez-vous obtenu du papier, un crayon pour exprimer ce sentiment ?
- Pierre Mania, instituteur et dessinateur, affecté à l'administration du block de quarantaine, m'a donné du papier de circulaires officielles et des bouts de crayons qu'il avait subtilisés. Mais je n'ai pas su tout de suite que dessiner était strictement interdit ! Après la quarantaine, j'ai été envoyé dans divers kommandos de travail, terrassements, réfection des voies à la gare de Weimar. Je ne les ai jamais représentés, cela aurait été trop dangereux car les SS nous gardaient et j'avais appris entre-temps que dessiner était interdit ! C'est dans le block 34, surtout le dimanche après-midi quand nous ne travaillions pas que je dessinais. Avec le matériel qu'on continuait à me fournir. De plus, par un détenu allemand, j'ai récupéré ma boite d'aquarelle confisquée à l'arrivée avec tous mes effets personnels. Un autre camarade m'a apporté un soir au bloc quelques belles feuilles de papier Ingres qu'il avait volées au risque d'être pendu, dans l'atelier de dessin industriel où il travaillait. C'est sur ces feuilles que j'ai réalisé cinq aquarelles dont quatre montrent le Petit camp en février 1945. Pendant huit mois, j'ai représenté la vie que nous menions, mes compagnons surtout, de nombreux portraits. Les camarades s'intéressaient beaucoup à la ressemblance. Aucun de nous ne savait s'il sortirait vivant de cet endroit, mais les portraits donnaient un sentiment de survie, traduisaient sans doute une aspiration à laisser une trace.

- Vos dessins ne sont pas de simples témoignages, ils sont aussi d'une grande qualité esthétique…
- Tous les artistes que j'ai connus au camp, une douzaine de peintres de diverses nationalités, voulaient rester des artistes, c'était cela aussi résister. Malgré les conditions où nous vivions et ce que nous représentions, il était fondamental pour nous de respecter la qualité esthétique. Il y avait outre Pierre Mania, les Français Auguste Favier et Paul Goyard, deux belges, un jeune Soviétique… tous de tendances esthétiques différentes. Nous voulions créer, donc rester des humains.

- Dans votre bloc étaient réunis des hommes qui essayaient, par l'échange, la culture, de rester des humains ?
- Cette volonté se manifesta dans d'autres blocks et parmi d'autres nationalités ; sur place nous ne savions pas que tout ce qui se passait dans cette « ville » peuplée de dizaines de milliers « d'habitants ». Mais notre block 34 avait en effet une activité culturelle importante. Nous avons même organisé un concours de poésie et de dessins qui a été clôturé par une séance de lecture de poèmes allant de Charles d'Orléans à Aragon et Éluard ! Avec André Verdet, Julien Cain, directeur de la Bibliothèque Nationale, et beaucoup d'autres, nous avons mis trois mois à préparer cette séance - qui se souvenait de tel ou tel poème pour pouvoir le réciter ? Certains craignaient que nous ni gaspillions nos pauvres forces et celles de nos camarades invités, que nous ferions mieux de récupérer, de dormir. Et bien, au contraire, tout le monde en est ressorti réconforté, et comme plus fort ; cela fut une aide morale considérable, pour ceux qui écoutaient comme pour ceux qui participaient.

- Comment avez-vous pu préserver puis faire sortir vos dessins, plus d'une centaine, du camp ?
- Roger Arnoux, un des dirigeants de l'organisation clandestine, m'a aidé à les planquer. À la libération du camp, un autre camarade, Christian Pinault, qui était rapatrié en priorité, les a emportés. Je voulais qu'il les donne à Aragon pour qu'ils soient publiés dans le journal Ce soir. En fait Aragon les réunit dans un album et « Cent onze dessins faits à Buchenwald » sont parus dès 1946.

- Avez-vous peint la déportation immédiatement après votre retour ?
- J'ai immédiatement peint Le petit camp en février 1945 sur une toile de trois mètres sur cinq qui est au Musée d'Art moderne, d'après les aquarelles faites au camp dont j'ai gardé l'exacte composition. Certains peintres, comme Zoran Music, déportés à Dachau, ont dit qu'ils avaient eu besoin de prendre du recul avant de peindre la déportation. Moi, je n'ai pas attendu, j'ai fait ce tableau tout de suite, je voulais « cracher » le sujet. Puis, pendant vingt ans, je n'ai plus créé sur la déportation. Je sentais que je devais faire autre chose.

Un artiste engagé
Membre de l'Association des écrivains et artistes révolutionnaires et du PCF, Boris Taslitzky est déjà un artiste renommé avant-guerre, exposant aux côtés de Picasso, Léger et Matisse, consacrant par exemple des œuvres au Front populaire. Fait prisonnier en 1940, il s'évade et rejoint la zone Sud où il est arrêté en 1941 et interné dans plusieurs camps. C'est en juillet 1944 qu'il est déporté à Buchenwald. Sa mère arrêtée en 1942, n'est pas revenue d'Auschwitz.
Dans l'œuvre de grande envergure créée par Boris Taslitzky depuis 1945, qui ne dissocia jamais l'art de l'engagement politique, il faut notamment citer La mort de Daniel Casanova, peinte en 1950, en hommage à la résistante.
Ses obsèques auront lieu le 14 décembre en présence de nombreux amis, dont Maurice Kriegel Valrimont pour qu'il l'œuvre de Boris Taslitzky est « l'expression de l'authenticité qu'il confirme dans tout ce qu'il produit ».

Boris Taslitzky était chevalier de la Légion d'honneur.

Irène MICHINE