titre fortune critique 2005-2015

drapeau anglais Boris Taslitzky a reçu, le 7 mars 1997, des mains de Maurice Kriegel-Valrimont, les insignes de Chevalier de la Légion d'honneur, au cours d'une cérémonie à la mairie du 6e arrondissement de Paris. L'artiste peintre a été distingué au titre de la Résistance et de la déportation par le président de la République, Jacques Chirac, et figure dans la promotion du 1er janvier 1997. La cérémonie était organisée par la Fédération nationale des internés résistants et patriotes, l'Association des anciens déportés de Buchenwald-Dora et commandos, ainsi que par le musée de la Résistance nationale.

À la Libération, fin 1944, Aragon a publié dans le Regards de l'époque un texte où il désigne Boris Taslitzky comme « le Maître de Saint-Sulpice ». Sous peine de mettre sa vie de déporté en danger, il ne peut désigner autrement celui qui, au camp de Saint-Sulpice, a peint les fresques où on pouvait lire : « Par delà ces fusillades, la liberté nous attend. » Ce texte se termine par le passage suivant : « Je voudrais que ces quelques mots marquent la place du Maître de Saint-Sulpice dans l'histoire. Je voudrais que les autorités comprennent que, sans attendre pour une fois, on peut décorer de la Légion d'honneur ce peintre obligatoirement anonyme. Je voudrais attirer l'attention de monsieur le ministre de l'instruction publique sur ce cas sans précédent. On se souvient que le Général De Gaule rendait d'Alger honneur à monsieur X qui le représentait en France. « Il s'agit bien entendu de Jean Moulin. » Ne peut-on aussi honorer dans le camp d'Allemagne où il peine à Dieu sait quels horribles travaux, le peintre sans nom, le Maître de Saint-Sulpice ? » Boris a été pupille de la nation à 4 ans. Son père a été tué en 1915. Sa mère a été déportée. Elle est morte à Auschwitz en 1942.

Dans la vie de Boris et dans son action, il y a une constante essentielle. Du début à toujours, il a été antifasciste. Antifasciste dans les années trente contre les ligues, antifasciste contre les nazis quand ils prenaient le pouvoir en Allemagne pour le Front populaire antifasciste, victorieux en France, antifasciste contre Franco en Espagne, antifasciste contre Munich, antifasciste dans la guerre contre Hitler en 1939, antifasciste dans la résistance contre Vichy, antifasciste dans les prisons et les camps et toujours antifasciste pendant ce dernier demi-siècle alors que nous pensions, à tort, que, parce qu'il avait été battu en 1945, le fascisme ne pourrait pas renaître. L'antifasciste remplit ainsi une vie presque tout au long d'un siècle. Je vais faire Boris Chevalier de la Légion d'honneur par une délégation du grand chancelier de l'Ordre qui précise que c'est en sa qualité de déporté-résistant. Un titre que nul ne conteste. Boris a été nommé sur le contingent personnel de monsieur le président de la République. Il est donc impossible d'oublier ici et maintenant le camp de Buchenwald.(…) Dans le camp, Boris a dessiné et nous en parlerons. Il était de ceux qui avaient souci des autres. C'est en liaison avec Marcel Paul qu'il contribuait, par divers moyens, à la sauvegarde de ses compagnons et, dans la toute dernière période, à préparer le soulèvement et la libération du camp.

Artiste-peintre, Boris Taslitzky, telle est sa vie. La fonction qu'il s'attribue. Un artiste parmi les artistes, un peintre amoureux de la peinture. Il aime les musées. Il aime les peintres quand il les admire. Il a beaucoup travaillé en reproduisant de grandes œuvres. Il a été élève de l'École des beaux-arts avec son ami Amblard et il a connu les chahuts homériques. Toute la vie de Montparnasse lui a été familière. Il ne conçoit pas de vivre autrement qu'en peignant. « Si je vais en enfer, dit-il, j'y ferais des croquis. D'ailleurs j'ai l'expérience. J'y suis déjà allé et j'y ai dessiné ». Jamais il n'a cessé de travailler. Cet homme a le goût du monde, de ses facettes diverses, des objets et des paysages, de ses semblables aussi. Par centaines et par centaines, des croquis remarquables, des portraits et des toiles. Il a eu de nombreux amis parmi les artistes.

Édouard Pignon a été proche de lui. Il a bien connu Gruber. Giacometti a témoigné vigoureusement de l'admiration qu'il avait pour Boris. Je ne vais pas m'ériger en critique d'art, sans titre. Mais depuis plus de cinquante ans, dès que je suis à Paris, il n'est pas de semaine où je ne me trouve dans l'atelier de Boris avec notre ami Louis Mattéi. J'assiste, depuis un demi-siècle, à des échanges entre eux de bons livres et à leurs commentaires savants sur des points d'histoire. Autrefois, l'atelier de Boris, dans la rue Campagne-Première, était, tous les samedis après-midi, un lieu de réunion de six à douze lurons. Le monde et Paris y étaient passés au crible. Aragon venait y faire la première lecture du Crève-Cœur, par exemple. Plus tard, Jacques Gaucheron a écrit un certain nombre de textes illustrés par Boris. Il a aussi écrit un poème sur l'atelier de Boris Taslitzky. « C'est un lieu de regard tranquille, traversé par les hautes probités de la peinture. » Et plus loin, « Nul ne pourra passer la lame entre le peintre et l'homme, il n'a cessé, il n'a de cesse d'être résistant. »

Un peintre, qui est dans l'histoire, il est lui aussi un peintre de l'histoire. Dans ses jeunes années, avec ses amis les plus proches, ils ont voulu être peintre avec le peuple. Il a adhéré à l'Association des écrivains et artistes révolutionnaires, l'AEAR. Elle est devenue Maison de la culture en 1935. Il en sera le secrétaire pour les peintres et les sculpteurs et bientôt le secrétaire général. À son retour de déportation, il a été secrétaire de l'Union des arts plastiques et collaborateur de la revue Arts de France. Longtemps, il a participé à la revue la Nouvelle Critique et a publié un très grand nombre de dessins dans la presse. Tout au long de son œuvre, l'histoire est présente. Les grèves de 1936 sont dans ses toiles. À Saint-Sulpice, ses fresques sont présentes. À Buchenwald, il fait 111 dessins, presque tous pris sur le vif, au risque d'y laisser la vie, pour témoigner. Ses dessins sont saisissants et il est très heureux qu'ils aient été édités trois en reproduction de très bonne facture. On y voit, entre beaucoup d'autres, le professeur Halbwachs alors qu'il presque au terme de sa vie.

De cette histoire terrible de la Déportation, il faut retenir aussi la grande toile sur la mort de Danielle Casanova qui se trouve au musée de la Résistance nationale sous la garde vigilante du conservateur Krivoppisko. Après la Libération, Boris a peint également le petit camp de Buchenwald dans une évocation impressionnante. Le Centre Pompidou conserve cette toile. Il serait bien inspiré de s'en souvenir quand il est question d'histoire. En 1952, Boris avec Mireille Miaille seront en Algérie et ils feront un étonnant reportage d'artistes-historiens. Mais, au Salon d'automne qui précédait en 1951, on avait déjà décroché, parmi d'autres, des toiles de Boris sur les dockers de Port-de-Bouc parce qu'elles étaient « politiquement incorrectes ». Il est bon de rappeler qu'il a été décoré aussi au titre des Arts et des Lettres et c'est bien le moins, pour quelqu'un qui confesse que le sens de sa vie est de dessiner et de peindre ses contemporains et les événements. C'est ainsi qu'est fait un homme qui, de la façon qu'il a choisie, illustre le siècle.

Boris est aussi un militant, un militant communiste, sans doute l'un des plus anciens. Il est tout à fait banal d'admettre que beaucoup d'entre eux sont dévoués, désintéressés, capables de sacrifices. Ne les dit-on pas honnêtes et généreux ? Boris a comme une tendresse pour ces qualités-là. Il n'aime pas quand certains se gaussent de ces vertus et les transforment en signe de naïveté et de soumission. Oui, il y a chez Boris de la fidélité mais ce n'est pas de l'aveuglement. À l'armée aussi, on reconnaissait ses vertus. « Tu es sûrement le meilleur soldat de la compagnie mais tu n'aimes pas le garde-à-vous. »

Étant en quelque sorte un témoin privilégié pour avoir reçu quelques très mauvais coups, je sais que Boris garde son autonomie de jugement et de comportement. Il n'est ni naïf, ni docile et il sait dire non à ceux dont il estime que l'autorité sans contrôle, se traduit en beaucoup de gâchis. Il est de ceux qui n'ont participé à aucune vilenie. Sa vie de militant est sans tache. Elle est bien au contraire toute pleine d'une aspiration sans faille à la beauté, la liberté et la justice. Où se place, dans tous les soubresauts du siècle, l'artiste, l'homme de culture, fidèle à l'idéal de ses vingt ans, attaché à quelques valeurs humaines décisives ? Un humanisme haut en couleurs. Comme il n'est possible ici de dire que par touches rapides, voici : il est plus proche des idéaux que des dogmes car la marque de cet homme est d'être dans la culture aussi courageux que rebelle. Il lui est arrivé souvent d'être mal classé, quand ce n'était pas déclassé. À bien des reprises, on l'a englobé dans des positions qui n'étaient pas les siennes et que, dans certains cas, il avait catégoriquement refusées ou rejetées, sans éclat, il est vrai, car telle est sa manière. Quand le courage le lui commande, il n'accepte aucune injonction et c'est ainsi qu'il lui est arrivé de se séparer de vieux compagnons prestigieux même poètes. Quand il sied à un créateur, il n'est pas un homme de pouvoir. Quand il s'attribue des dignités mirobolantes, c'est toujours par galéjade et dérision. À coup sûr, pour lui, la culture est faite de valeurs humaines. Boris sait exercer son humour sur lui-même.

Ce qu'il dit s'applique au plus grand nombre. Il est rare de savoir formuler pour soi. J'ai deux horreurs, dit-il, « celle que l'on s'occupe de moi, celle que l'on ne s'en occupe pas ». Tout au long de sa vie, il a exercé une activité créatrice. Or, c'est un aspect de la création d'aller jusqu'au bout, d'aller au terme. Un philosophe contemporain a dit de la philosophie qu'elle nuit à la bêtise et que les arts s'opposaient à la vulgarité. « Créer, disait-il, c'est résister ».

Maurice Kriegel-Valrimont
Maurice Kriegel-Valrimont est grand officier de la Légion d'honneur, membre du Comité d'action militaire (COMAC : organe de commandement des FFI en France) du Conseil national de la Résistance.