LE MAÎTRE DE SAINT-SULPICE
Ainsi Aragon appelait-il l'immense dessinateur honoré par le musée de la Résistance et dont on vient de rééditer les « Cent Onze Dessins faits à Buchenwald »
Combien de dessins Boris Taslitzky a-t-il exécutés depuis ses débuts dans les années trente ? Selon Jacques Gaucheron, qui connaît bien les trésors de son atelier, il en a fait des milliers. Une centaine d'entre eux et des tableaux importants, échelonnés du Front populaire jusqu'à 1960, retracent, au musée de la Résistance nationale, un quart de siècle d'activité artistique et militante.
En 1936, à vingt-cinq ans, Boris Taslitzky montre déjà les qualités qui lui vaudront d'obtenir le prix Blumenthal. À contre-courant des tendances intellectuelles à la mode, il admire les romantiques, Gros, Géricault, Delacroix, qui traitent de grands sujets et magnifient le mouvement. Chez lui aussi l'imagination est emportée et la vision plastique parcourue d'élans. Sur les chantiers, dans les usines, dans la rue, partout où le peuple travaille et donne de la voix, notre peintre est présent et témoigne.
La montée des périls en Europe suscite la riposte de nombreux intellectuels. En 1935, pour sa participation à l'enquête « Où va la peinture ? » , publiée par la revue « Commune », Giacometti répond par le dessin d'un homme qui salue le poing levé. En 1936, deux débats organisés par l'Association des peintres et sculpteurs de la Maison de la culture, rue de Navarin à Paris, dont Boris Taslitzky est l'un des secrétaires nationaux, mettent le réalisme, la « question » du réalisme » à l'ordre du jour. De Léger et Le Corbusier à Lhote et Gromaire, des artistes en renom et des écrivains comme Aragon, Jean Cassou, René Crevel, Moussinac y participent. Le mythe du créateur isolé du monde dans sa d'ivoire est mis en cause. « Allez-vous vous rallier à une attitude que nous avons le droit de qualifier attitude de confort, à une peinture qui tourne le dos à toute anxiété de l'époque ? », demande Jean Lurçat.
Espagne, Anschluss, Munich, l' « anxiété » va croissant. Fini le printemps du « Joyeux jeudi des enfants d'Ivry », peinture de l'espérance. À la mobilisation, Boris Taslitzky rejoint son régiment, le 101e d'infanterie. Pendant les loisirs que lui laisse la « drôle de guerre », il décrit les copains vaquant, bricolant au cantonnement, et, dehors, la sentinelle qui veille. Il y a, dans cette série, des aquarelles et des lavis aux valeurs superbes pour faire surgir de l'ombre une main ou un visage, rythmer le modelé juvénile d'une bouche, accrocher le regard rêveur à un trait de lumière…
Puis la France chavire dans la défaite, la débâcle évoquée dans plusieurs dessins. Capturé par l'ennemi, le soldat Taslitzky fait des croquis de son camp de prisonnier de guerre à Melun. Il s'évade, entre dans la Résistance. Arrêté le 13 novembre 1941, il est incarcéré à la prison de Clermont-Ferrand et ensuite à la centrale de Riom, où il réalise les études pour le tableau saisissant, présenté ici, de la « pesée » des détenus.
« Tous les mois, commente Boris, le poids des prisonniers affamés, et de plus en plus maigres, était enregistré. C'est ainsi qu'on pesait des hommes de trente-cinq kilos. »
En 1943, Boris Taslitzky est transféré au camp de Saint-Sulpice-la-Pointe, à trente kilomètre de Toulouse. Là il dessine, à la plume, des portraits collectifs de ses camarades, qui concentrent aussi l'attention sur chacun d'eux, magistralement individualisé dans la traduction de la ressemblance et la recherche du caractère. Cela donne à ces œuvres une atmosphère d'intimité et de recueillement, une résonance fraternelle.
Les six décorations murales et monumentales que les détenus du camp demandent au peintre, pour cinq de leurs baraques et la chapelle, nous sont connus par les articles d4aragon et de Francis Crémieux, compagnon de captivité de Boris, paru au début de 1945 dans l'hebdomadaire « Regards ». l'artiste se trouvant alors déporté en Allemagne, son nom n'est évidemment pas cité. Aragon l'appelle « le maître de Saint-Sulpice, comme dans l'histoire de la peinture on disait des peintres seulement connus par leurs tableaux : le maître de Moulins, le maître de la Vierge à la rose, le maître à la licorne (…). Extraordinaires fresques énormes. Les personnages en sont presque deux fois grandeur nature. Calmement, devant les GMR, les miliciens, les boches, celui que nous appellerons donc le maître de Saint-Sulpice les peignit comme un défi, incompréhensiblement supporté par leurs geôliers (…) Et puis cela a été peint pendant le temps où le maquis mobilisait, songez donc (…).
« Le chef-d'œuvre du maître de Saint-Sulpice est la fresque qui décore la triste chapelle du camp (…). La colombe est au-dessus de la tête porteuse d'épines. Et le fond de la scène est tricolore. Un ciel qui fait un drapeau bleu, blanc, rouge. Cela se passe aujourd'hui comme hier de tout commentaire, de toute explication.
On doit enlever ces panneaux et les transporter à Toulouse où ils feront la base d'un musée de la Résistance. Ils sont le témoignage exaltant d'un esprit, d'une noblesse, d'un courage qui sont la gloire du peuple français.
« Je voudrais que ces quelques mots marquent la place du maître de Saint-Sulpice dans l'histoire. Je voudrais que les autorités comprennent que sans attendre, pour une fois, on peut décorer de la Légion d'honneur ce peintre obligatoirement anonyme… »
Boris Taslitzky affronta, pendant des mois encore, la géhenne de Buchenwald. « Sans la résistance intérieure du camp et la solidarité, dit-il, personne n'aurait pu survivre. Quand je suis arrivé, les SS m'ont tout pris. Mais, trois mois plus tard, les camardes leur chipaient ma boîte d'aquarelle. » Minuscule, elle figure dans une vitrine. Elle a servi à peindre la vue du « Petit Camp » qui inspirera à Boris, dès son retour, le fantastique tableau, 3 m x 5 m, que Jean Cassou, conservateur en chef, avait installé dans une salle du musée d'Art moderne.
Les dessins de Buchenwald sont l'un des moments forts de l'exposition. Tracés rapidement, en cachette, au verso de vieilles circulaires SS récupérées par les résistants, ils sont reflet et mémoire de la vie quotidienne au bagne nazi : trimer, manger, dormir… mourir. L'artiste a voulu que deux tableaux accompagnent cette série : le portrait de sa mère, assassiné en 1942 à Auschwitz, et « la Mort de Danièle Casanova ».
L'exposition du musée de la Résistance présente la nouvelle édition des « Cent Onze Dessins faits à Buchenwald », et, quarante quatre ans après l'article d'Aragon, permet de redécouvrir, par des photos, les fresques de Saint-Sulpice-la-Pointe, que l'on n'a pas su, hélas, conserver. N'y a-t-il pas maintenant une occasion à saisir ? Boris Taslitzky a reçu la médaille militaire et la croix de guerre pour fait d'armes. Il serait beau, pour fait d'art et services exceptionnels, de rendre enfin au « maître de Saint-Sulpice » l'hommage national qu'il mérite. Bien d'écouter en haut lieu le poète.
Jean ROLLIN,
|