Pour commémorer le centenaire de la mort de Jean-Dominique Ingres, Pierre-André Boutang et Daniel Costelle vont consacrer au grand peintre une des séquences de leur « Nouveau Dimanche ».
Avec sa passion habituelle, le peintre Boris Taslitzky nous trace ci-dessous un portrait de celui qui fut « M. Ingres ».
Rappelons que se tient au petit palais (avenue Winston-Churchill est-ce - métro Champs-Élysées) une exposition rétrospective de l'œuvre de Ingres. Ouverte tous les jours, sauf le mardi, de 10 à 17 heures.
Voici rassemblés au Petit-Palais, pour le centenaire de sa mort, la quasi-totalité des œuvres capitales de Jean-Dominique Ingres. Ensemble éblouissant, surprenant de passion brûlante, cette exposition déroutera l'esprit de ceux qui ne connaissaient Ingres qu'au travers de la légende tenace qui s'attache à ce grand homme, qualifiée par Baudelaire (dans un parallélisme qui singulièrement l'accole à Courbet) de sectaires massacreurs de facultés, emporté dans la guerre qui livre à l'imagination. C'est de Baudelaire, critique d'art, que nous avons hérité la croyance en cette belle sottise, que de générations en génération nous répétons depuis lui, sans souci d'aller voir et enfin entendre l'une des œuvres les plus bouillonnantes et, il faut le dire, les plus colorées de la tradition française. Volcanique, elle se veut austère, aussi l'a-t-on définie comme ennuyeuse. Mais il est vrai que ce tour a été joué aussi à Nicolas Poussin, cet autre phénomène qui savait tenir en bride l'un des tempéraments les plus ardents de l'aventure picturale et dire en un langage sévère, dans une chasse sans merci au mystère, toute l'aspiration exaspérée du rêve puisé dans la réalité, qui de siècle en siècle appelle l'homme à se transformer par la vertu d'un romantisme changeant de contexte et de nature certes, mais demeurant constant dans ses possibilités sans cesse renaissantes, comme dans son essence humaniste, même s'il se veut hisser au niveau des dieux qu'il s'invente.
Suspect à ses débuts, adulé dans son âge mûr, porté au Sénat du second Empire dans sa vieillesse, honoré par une société qui voyait en lui le héraut du juste milieu et de l'ordre moral, Ingres n'en fut pas moins un mal compris de la gloire, respecté mais constamment contesté, salué très bas, mais sans amour, un peu déifié mais saisi mes saisis tout entier dans la gangue admirative de la réticence positive. Dans le Panthéon des grands artistes, il demeure un peu à l'écart, dans l'exil affectif où il voisine avec Poussin, pas loin de David, cet autre géant mal accepté, tous trois tenus dans une suspicion obtuse par ce que la volonté et la suite dans les idées effrayent de toute l'antipathie qu'elles leur suggèrent.
Dessinateur prodigieux, il est admis comme tel, peintre du premier mérite il est boudé, suspecté de ne pas l'être et l'idée a été admise puis codifiée de son ignorance prétendue de la couleur ; on lui reproche son admiration pour Raphaël alors que l'on honore Delacroix pour sa dette reconnue envers Rubens ; ses portraits sont acceptés comme le sont ceux de Balzac, mais l'on récuse ses grandes compositions ; sa ligne sinueuse, continue, géniale d'intelligence contrôlée est admirée presque sans réserve quoique jugée parfois un peu trop grecque, ou trop romaine, ou trop raphaélique et puis, c'est un comble en vérité, on le trouve trop bourgeois. Bourgeois il était, à sa manière qu'il fut de porter le visage de cette classe féroce au niveau de la grandeur antique. C'est, sans doute ce qu'elle n'a pas tout à fait admis, ne s'y reconnaissant qu'avec défiance, en garde contre ce reflet qui la déforme parce qu'il l'a grandie. Cette grandeur portant ses verrues à la hauteur d'une majesté, qui ne lui est qu' attribuée, qu'elle souhaiterait réelle, mais dont elle est trop intelligente pour s'en croire vraiment investie.
La critique d'art aujourd'hui, surtout lorsqu'elle est celle de la bourgeoisie et qu'elle s'occupe de « la-révolution-en-art », fait la fine bouche à propos de cette grande œuvre qu'elle soupçonne d'idéal photographique, atteinte qu'elle est de myopie esthétique, face à l'une des créations les plus synthétiques qui soit, fruit d'une démarche spirituelle qui interroge sans faiblesse ni complaisance la manière qu'à la nature de créer sans fin, qui s'applique à lui ressembler, sans être autre chose cependant que la manifestation qu'une implacable volonté de traduction d'abord, de recréation enfin, animée de l'ambition de rappeler trait pour trait les maîtres admirés et d'être pourtant novatrice, choquante par le sentiment qu'elle donne du jamais vu, ouvrant les voies à venir dans la clarté et la conscience.
Cette clarté, cette conscience, si elles ne sont pas mises en cause dans l'œuvre dessinée de J. D. Ingres, il est permis de s'interroger sur les raisons qui les font refuser à sa peinture. Il a été chanté sur tous les tons qu'il n'était pas coloriste, qu'il était dénué de toute fantaisie, qu'il avait l'œil fermé aux beautés de son temps, qu'il était un égaré dans son siècle, passéiste génial est convaincu que la vérité ne pouvait être antique. Il faut bien avouer qu'il s'est lui-même prêté ce travestissement de sa pensée profonde, par des déclarations fracassantes d'homme excédé, qui ne voit que sa vérité, parce qu'il en a besoin pour vivre, pour créer, pour se justifier dans un langage dont il était peu maître, étonné ensuite des échos qu'il en recevait mal attentif à la façon dont il était entendu et lui qui fut le chef de l'une des avant-gardes de son époque (dont Delacroix conduisait l'autre) se refusait en parole malhabile à l'honneur d'un modernisme dont il assumait en fait la charge par ses œuvres. Il a laissé le portrait d'une classe sociale qui transformait industriellement le monde, et s'il en a campé les commis dans des attitudes qui les font éternels, mais fort mobiles, c'est qu'il était l'un des psychologues les plus avertis, les plus attentifs et des plus critiques qui furent jamais dans le monde de l'image. Il a utilisé les couleurs et plus transparentes, les mieux accordés dans leur retenue sourde et cependant cristalline, celles qui, le plus parfaitement, étaient destinées à traduire ces personnages implacables et satisfaits, grands fauves géniaux et mesquins, celles qui ne laissaient rien ignorer du climat spirituel de ces êtres positifs, avides et fermes qui eussent préféré certes qu'un peu plus de mystère enrobât leurs visages. Aussi la légende s'est-elle établie fortement, situant Ingres dans le rôle ingrat du grand peintre glacial, hiératique, sans aucune force imaginative.
Froid, l'auteur de « l'Odalisque », du « Bain turc », de tant d'effigies dédiées à la beauté féminine, dans une tension sensuelle la plus forte qui fût, mais dont était exclue toute frivolité, il est vrai ? Froid, l'auteur du portrait de « M. Bertin », cette merveilleuse image de la « bourgeoisie fait homme » ou Ingres se fait, lui, procureurs et avocats à la fois ? Froid, le portrait du « duc d'Orléans », ce cavalier superbe dans sa noblesse réelle, jeune homme élevé pour le Trône, mince, nerveux, rêveur, admirable figure, fin de race, aimable parce que certains d'être obéi, poétique prince d'une société infernale ? Allons donc ! Ingres est un volcan qui se voudrait recouvert de neiges éternelles, cette impossibilité physique. Sans imagination, l'auteur du « Songe d'Ossian » ? cet insolite rêve de pierre où la poésie comme matérialisée dans la forme et la couleur. Il n'y a pas dans tout l'art de notre siècle, qui vise tant à dire le tréfonds de l'inconscient, une seule image qui fasse autant reculer les bornes du rêve.
Et puis, il y a la, aux côtés de ses portraits formidables, de ses nus féminins qui font trembler les sens, les « grandes machines » réputées ridicules, insipides. Eh ! Bien, elles ne sont rien de cela, ni « le Martyr de Saint-Symphorien », ni « le Vœu de Louis XIII », ni « Thétis et Jupiter », aucune de ces grandes œuvres-là, n'engendrent ennui ni lassitude, sauf aux yeux de ceux qui n'aiment voir la peinture qu'en courant. Le «Saint-Symphorien » est magistral dans la mêlée furieuse, d'une autorité sans appel et d'une grâce inimitable, livré aux bêtes humaines qui le tuent avec la belle conscience de la justice rendue ; la Thétis, aux pieds de Jupiter, étire son bras dans une attitude troublante de supplication impossible qui en fait l'une des plus touchantes inventions créées de la grâce alanguie et souffrante ; Louis XIII, tendant ses deux longs bras (trop longs, dira-t-on, stupidement) dénonce superbement, l'une des constantes dans la création du mouvement chez Ingres, que l'on dit, imprudemment, immobile.
La rétrospective de l'œuvre de ce grand peintre que, seul dans l'histoire, on appelle « Monsieur », Monsieur Ingres, constitue un événement majeur dans la série si riche des manifestations de notre vie culturelle. Aura-t-elle une influence sur la marche de l'art présent ? C'est ce qu'il est permis de souhaiter, sans en être aucunement assuré. Quelques personnes interrogées ne le laissent pas présager. Même en se haussant sur la pointe des pieds, la carrure de Monsieur Ingres leur paraît floue, à trop grande distance de leurs problèmes.
Ingres est un soleil trop souvent voué aux éclipses ou trop éblouissant dans sa splendeur. Il en a souffert dans sa vie, sa gloire fut due à un malentendu, il en reste victime dans la postérité.
Il demeure parmi les plus grands un mal-aimé un caractère difficile, très respecté par la crainte qu'il inspire, trop volontaires distants, décourageant aisément les sympathies superficielles. Il est dans le ciel de la peinture ce qu'il fut dans sa vie créatrice le très hautain mais sublime Monsieur Ingres.
Boris TASLITZKY, Humanité Dimanche, n° 143 du 22 octobre 1982
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