titre écrits

french flag At the same time, Boris Taslitzky gave Ce Soir news drawings, his studies on art and his positions were published in Les Lettres françaises, L'Humanité, France Nouvelle, La Pensée, Europe, La Nouvelle Critique.
The n°11 des Annales de la Société des amis de Louis Aragon et Elsa Triolet (The Annals of the Friends' Society of Louis Aragon and Elsa Triolet), proposed in 2009, the publish of an anthology of texts on art by Boris Taslitzky From Géricault to Amblard, 14 Essays on Painting and Art. This selection of writings, published from the post-war period to the end of the 1990s, put into perspective the engagement and the views of the painter-writer in favour of art and artists.

AT THE TIME WHEN THE WOOL POET DECIDES TO WIN - TRIBUTE TO JEAN LURÇAT

Le voici parti en pleine gloire après une vie faite d'un travail acharné et si fécond qu'il faut remonter aux œuvres des artistes du XVIe siècle pour retrouver une telle ampleur, une si généreuse abondance. Une si grande foi aussi est ainsi beau panthéisme. La fois ici les différentes, elle vise l'homme et si parfois le char d'Apollon et Mercure y paraisse, c'est que l'homme parle enfin comme un dieu qu'il est.
La participation de l'artiste que je suis à l'hommage pour Jean Lurçat, je la veux celle du témoin que je fus de sa lutte superbe pour la Renaissance de la tapisserie française, en des temps qui apparemment n'avaient nulle chance d'être propice à une telle entreprise.

Une conviction et une séduction implacable
J'étais un petit jeune homme qui aimait bien le dessin lorsqu'il me demanda en 1938 de venir lui servir d'assistant et c'est de son atelier parisien construit par son frère André Lurçat, que j'assistais aux prémices des grandes conquêtes qu'il projetait clairement. Quel que fût le génie de cet artiste, il n'eût pu réussir s'il n'avait été servi par de multiples autres dons. Sa grande culture générale d'abord, la force de sa conviction et une séduction implacable. Je lui disais que la Carrière avait perdu en lui un diplomate d'une qualité et d'un flair extraordinaire qui eût aussi bien su tisser les trames complexes de la vie politique que les tentures dont il rêvait. Enfin, il parvint à fixer l'attention très éparse des hauts fonctionnaires de l'État, à les convaincre de faire revivre un art, une industrie, une ville, Aubusson qui se mourait dans le souvenir d'une opulence oubliée.
Attentif et passionné, il allait sur place étudier les divers moyens techniques du passé de la tapisserie et ce ne fut pas pour lui un petit combat que de déterminer l'état à envisager quelques commandes de hautes tentures tissées au gros points d'après des cartons conçus à cet effet afin de recréer l'esprit mural tué par les exigences de le Brun puis de Oudry au XVIIe et XVIIIe siècles.
Timidement, l'État passa commande à trois artistes : Gromaire, Dubreuil, Lurçat de trois séries de quatre cartons de tapisserie murale, Les Quatre Saisons.

De la toile à la veille par terre ?
Vint la guerre, puis rapidement le désastre qui surprit les trois artistes à Aubusson, dans une ville quasi morte, silencieuse, repliée sur elle-même dans sa stupeur de défaite. Ce qui restait d'ouvriers tapissiers travaillait aux carrières, l'industrie de la tapisserie, frappée mortellement par ses propres fautes, disparaissaient dans le chômage.
En octobre 1940, prisonnier évadé, je rejoignis Lurçat à Aubusson. Je pensais rester une semaine, il me retint auprès de lui, au travail, près d'une année, à Aubusson d'abord, a créé Crégols, petit hameau du Lot, ensuite. Il en avait terminé de ces quatre panneaux des Saisons, il savait ne devoir plus compter sur l'aide de l'État et décida de s'adresser à la clientèle privée. Celle-ci était alors fort réservée sur les chances de renaissance de la tapisserie au gros point qui apparaissait selon le mot des ouvriers liceurs et les industriels locaux comme de la « toile à laver par terre ».
La détermination de Jean Lurçat de redonner vie à l'industrie des laines s'inspirait en ce temps-là de trois mobiles : artistique, nationale, résistant. Tous trois se confondaient dans un effort que sa grande et noble ambition d'artistes exemplaires alliait à sa passion de patriotes, de communistes, de résistant militant et c'est en elle qu'il puisa la force de convaincre, de combattre et de créer. La ville manquait de laine, de colorants, les ouvriers spécialisés, ces admirables liceurs fils et petit-fils de liceurs depuis Colbert, étaient prisonniers ou chômeurs. Lurçat jugea la situation avec l'impeccable esprit pratique, réaliste, qui était le sien et ce grand poète des laines décida de vaincre, ce chef de l'école Onériste française se substitua au chef de l'industrie locale et leur ouvrit la voie de la réussite matérielle, en procurant petitement d'abord et puis de plus en plus largement du travail à leur main-d'œuvre désespérée. L'artiste partait pour de fréquents échos voyage prospecter la clientèle possible des collectionneurs d'avant-guerre. Il savait se montrer persuasif, il était conquérant, rapportait de petites commandes qu'il acceptait comme un prince en service. Et, de semaine en semaine, il faisait reculer la faillite.

Dans les ateliers sans feu
Ses capacités de travail étaient énormes et très régulières. Lorsqu'un trou d'inspiration se manifestait, nous sortions une heure, parcourant les bois pour nous refaire, cueillir des champignons, ramasser des brassées de bois mort. Les tapisseries d'alors doivent beaucoup à ses promenades d'où nous ramenions bien des modèles d'inspiration, vieux bois, feuilles, cailloux et si les sujets en sont souvent la pêche et la chasse, le soleil et le vin, la joie toujours s'exprimant dans le tournant des formes où l'arabesque est souveraine, c'est bien peut-être aussi que l'époque était sévère, que le froid était terrible dans les ateliers sans feu, que la nourriture était rare et qu'enfin l'espoir de la renaissance nationale appelait de durs combats auxquels Lurçat ne se refusa pas.
Au printemps de 1941, je dus quitter Aubusson, rapidement. J'atterris à Grégols, dans le Lot, chez le bon peintre Fabien Menot ou Lurçat me rejoignit quelques jours plus tard. De rigole où il avait loué le château désaffecté, se poursuivit sa quête et sa conquête. Lurçat parvint à convaincre Raoul Dufy d'aborder le lice au gros point et m' expédia auprès de lui afin de le mettre au courant des impératifs de la technique. C'est la un des traits de Lurçat, un des gages de sa victoire. Il ne voulait jamais être le seul à conduire l'œuvre de résurrection de la tapisserie française, il fit constamment appel à ses pairs comme à leurs cadets.

Pour cause de combat national
Nous cessâmes en été 1941 et d'un commun accord notre collaboration, ce travail qui fut pour moi passionnant, qui fut celui de deux amis et de deux camarades, sans pour autant être autre chose que l'accord d'un grand patron des arts est un artiste de jeunes, discipliné à la technique et servant fidèlement les desseins du maître, même s'il était toujours en éveil critique, ce qui aidait Lurçat et lui plaisait. Les motifs de notre séparation furent dictés par la raison et touchaient aux besoins de sécurité que motivait l'action clandestine du combat national où nous étions engagés. Lorsque quatre années plus tard, en 1945, je le revis pour une trop brève rencontre, Lurçat avait pratiquement gagné la partie, la tapisserie française reprenait rang de très grand art, s'épanouissait aux heures où s'amorçait la renaissance de la nation.

Boris TASLITZKY

THE PARTY AND THE PROBLEMS OF THE INTELLECTUAL CREATIVE ACTIVITY

Au cours des travaux de la conférence de section Odéon-Cherche-Midi, Paris-6e, j'ai déposé, à titre personnel, un amendement au projet de résolution, concernant un paragraphe qui traite des rapports entre le Parti et le travail de création des intellectuels.
Cet amendement fut longuement et largement discuté, puis retenu à l'unanimité par la conférence qui m'a chargé de le présenter dans la tribune de discussion.
Ce paragraphe est ainsi rédigé dans le projet de résolution page 25 :
« Le Parti, tirant les leçons des erreurs passées et considérant le dogmatisme comme le danger principal à l'heure actuelle, veille et veillera à ne pas laisser transformer en dogme l'instrument de combat politique, de recherche scientifique et de création artistique que constitue le marxisme-léninisme. »
J'ai proposé qu'il soit modifié de la façon suivante :
« Le Parti, en étudiant la nature d'erreurs du passé qui se sont greffées sur des principes et une orientation justes, considérant le dogmatisme comme le danger principal, veille et veillera, au cours de discussions et de confrontations réelles avec les intellectuels, dans toutes leurs disciplines, à ne pas laisser transformer en dogme l'instrument de combat politique, de recherche scientifique et de création artistique que constitue le marxisme-léninisme. »
On remarquera que le paragraphe ainsi rédigé comporte trois transformations qui en modifient le sens et le contenu.
1) Dans la rédaction initiale, les termes « tirant les leçons des erreurs passées » laisseraient entendre qu'il n'y a eu que des erreurs. Sans nier, en aucune façon, que des erreurs se soient manifestées dans notre travail, je crois qu'il importe de spécifier, après étude collective, leur nature, le contexte dans lequel elles naquirent, tout en réaffirmant les principes de notre orientation définie au XIe et XIIIe Congrès du Parti. Ceci ne signifie nullement que l'état des recherches politiques, scientifique, artistique ayant largement évolué, il ne conviendrait pas de se livrer aux mises à jour nécessaires. Nos erreurs, d'ailleurs, si elles furent ici et là dénoncées plus qu'analysées dans des interventions de caractère personnel, où et quand furent-elles étudiées de manière à engager la responsabilité de tout le Parti depuis le XIIIe Congrès ?
C'est la raison pour laquelle je demande que nous nous appliquions à savoir manier l'erreur en la dénonçant clairement ; l'erreur, cette ombre, sans qu'elles nous obscurcissent la lumière. Et, mettant nos fautes en évidence, que nous sachions apprendre à ne pas porter atteinte à l'honneur et à l'œuvre d'hommes qui se sont beaucoup battus et non pas commis que des fautes.
Le texte initial me paraît rayer d'un trait de plume bien hâtif ce que je tiens comme l'aurore encore embrouillée de nuit d'un effort de renaissance culturelle nationale qui demeurera l'un des grands faits de notre histoire.

2) L'amendement supprime les mots « à l'heure actuelle » à propos du dogmatisme dont il me paraît faux de limiter la docilité dans le temps car il demeure toujours le danger principal en ce qui concerne les travaux de recherche de création, l'élément sans cesse renaissant d'ossification de la pensée, retenant tout élan, le tirant en arrière au profit d'idées et de formes qui pour aussi magnifiques qu'elles furent, ne créèrent plus que leur répétition, l'imitations de l'imitation sans tenir plus compte de l'esprit qui les avait fait naître. Ceci dans tous les domaines de la création humaine qui est une et multiple dans les spécificités de toutes ces disciplines, qu'elle soit d'ordre politique, scientifique ou artistique.

3) L'amendement introduit les termes « au cours de discussions et de confrontations réelles avec tous les intellectuels dans toute leur discipline ». Ceci pour qu'il soit bien entendu que tout document émanant du Parti soit l'œuvre de cet intellectuel de type nouveau qui naît sous nos yeux en ces temps où l'encyclopédiste individuel est devenu indispensable, et qui est l'intellectuel collective, qu'il soit bien entendu enfin que tout document émanant du Parti soit le fait des connaissances, de l'expérience, de la responsabilité de tous les intéressés et que toute intervention de nature personnelle souhaitable, naturel, légitime qui, quels que soient les mérites, le poste occupé, l'autorité ou la gloire qui s'attache au nom de celui ou de celle qui l'a produit, ne puisse être interprété comme la voix même du Parti. Seules les interventions de la direction du parti, établies après confrontations, larges consultations libres et sans impatience de tous ceux dont la création dépend, deviennent valables pour une période donnée et jusqu'à ce que se fasse sentir le besoin de transformations suscitées par les faits dont l'évolution de plus en plus rapide réclame l'attention constante, critiques et créatrice de tout le Parti.

Boris TASLITZKY, artiste peintre, cellule Beloyannis, Paris

GEORGES BESSON

Il était né un jour de Noël, il s'en est allé un dimanche : il a vécu 88 ans dans une fête incessante de l'œil, en combattant souvent furieux du droit à la joie des grandes masses laborieuses. Il a été le bon compagnon des artistes, si proche d'eux, si vraiment eux, qu'il en partageait les passions, l'ingénuité, les fatigues, les colères.
Comme eux, il était « du bâtiment » et s'est produit en ce siècle ce grand miracle qu'un critique d'art ait été, par eux, soixante années de rang, universellement respecté.
Il a sévèrement aimé la joie, défendu de manière intransigeante les libertés, inventé un style critique qui rendait compte des créations sans pesanteur, se gardant du salmigondis pseudo philosophique à une volonté constante de clarté dans l'expression qu'il voulait aussi franche que l'art qu'il défendait, en termes nets, affectueux, chaleureux, sachant demeurer généreux jusqu'en ses fureurs qui explosaient ; en une verdeur de langage où Mallarmé rejoignait Rabelais. Froidement passionné, intrépide, ce pacifique était à l'aise dans la redoutable mêlée des combats d'idées en grand Monsieur qui sait en toute occasion se garder du débraillé. Partisan convaincu de la confrontation des tendances, il s'accordait des libertés qu'il ne contestait pas à ses adversaires. Il n'est pas certain que ceux-ci lui aient pleinement accordé de défendre, jusqu'aux derniers jours de sa vie, les causes qu'il tenait pour juste. Il est mort offenser de la semi retraite des deux dernières années d'une existence qu'il vécu jusqu'à l'ultime seconde dans la lucidité.
Ce grand honnête homme qui n'avait pas de fortune avait su réunir une admirable collection d'œuvres d'art contemporaine, les acquérant une à une tout au long de sa vie, sans accepter de cadeaux, sans jamais vendre sa plume, ignorant par volonté de conscience les trafics et les combines commerciales ou esthétiques dans un milieu et dans un monde où elles sont l'air méphytique quotidien. Cet ensemble d'œuvres qui, en fait, constitue son autoportrait, qui confesse à l'égal de ses écrits ses goûts, ses tendresses, ces colères homériques, il le restitue en partant au peuple dont il est issu, en le léguant aux divers musées de son choix. Il avait la décision, la franchise de touche de Paul Signac, la retenue, le tact, la concision d'écriture de Marquet, l'émerveillement perpétuel, la gourmandise dans la découverte du bonheur de Bonnard, la rigueur de réflexion que recouvre l'élégance d'expression de Matisse, la verve populaire de Walch, l'austérité dans la transparence de Valloton, la sensualité saine de Maillol, le panthéisme de Renoir, le sens de l'intimité d'Albert André. En les réunissant, en les défendant, il a su être leur égal, être l'un d'eux, il demeurera inséparable de leur gloire. Citant ici ces noms d venus illustres et classiques, c'est un portrait incomplet de Besson qui serait ainsi évoqué si cette collection magnifique ne contenait tant d'œuvres de jeunes et de très jeunes dont il partagea et soutint l'angoissante démarche dans cette époque incertaine et terrible que nous vivons où il a été si périlleux de maintenir ce qu'il tenait pour un langage humain et fraternel et où l'invention figurative combat vaillamment pour son existence même dans le mouvement où elle lie sa présence à la dignité menacée de l'Homme.
Ce merveilleux bourru, ce généreux polémiste laisse un vide dangereux. Avec l'affection et le respect qu'ils lui vouaient, parlant de lui, les jeunes artistes disaient souvent « le père Besson ». Ils vont devoir apprendre à présent que va leur manquer durement ce bouclier qu'ils avaient, à quel point Ils étaient dans la raison en lui donnant ce nom de Père, car ils ne comprenaient peut-être pas alors l'étendue réelle de la chaude protection dont ce vieillard impétueux les entourait.
Lorsque disparaissent les hommes de sa sorte, de son espèce, de son essence, pourrait-on dire de sa race (?), Se tourne une page de l'histoire des hommes, s'éloigne dans le temps une phase du siècle. Georges Besson le modeste s'en est allé dans le Panthéon imaginaire des artistes ou, par-delà les âges je prie, l'accueille son vieux copain Gustave Courbet, où il siège auprès de celui auquel notre vue n'a pas pris garde qu'il ressembla le plus, c'est Honoré Daumier qui était si terrible si grand d'être aussi BON, et tout à côté de son vieux complice Francis Jourdain avec lequel il conduisit tout au long de notre époque le superbe et dur combat qui les lia, organiquement, à la classe ouvrière.

Boris TASLITZKY, France Nouvelle, 1971

MISTER INGRES

Pour commémorer le centenaire de la mort de Jean-Dominique Ingres, Pierre-André Boutang et Daniel Costelle vont consacrer au grand peintre une des séquences de leur « Nouveau Dimanche ». Avec sa passion habituelle, le peintre Boris Taslitzky nous trace ci-dessous un portrait de celui qui fut « M. Ingres ».
Rappelons que se tient au petit palais (avenue Winston-Churchill est-ce - métro Champs-Élysées) une exposition rétrospective de l'œuvre de Ingres. Ouverte tous les jours, sauf le mardi, de 10 à 17 heures.
Voici rassemblés au Petit-Palais, pour le centenaire de sa mort, la quasi-totalité des œuvres capitales de Jean-Dominique Ingres. Ensemble éblouissant, surprenant de passion brûlante, cette exposition déroutera l'esprit de ceux qui ne connaissaient Ingres qu'au travers de la légende tenace qui s'attache à ce grand homme, qualifiée par Baudelaire (dans un parallélisme qui singulièrement l'accole à Courbet) de sectaires massacreurs de facultés, emporté dans la guerre qui livre à l'imagination. C'est de Baudelaire, critique d'art, que nous avons hérité la croyance en cette belle sottise, que de générations en génération nous répétons depuis lui, sans souci d'aller voir et enfin entendre l'une des œuvres les plus bouillonnantes et, il faut le dire, les plus colorées de la tradition française. Volcanique, elle se veut austère, aussi l'a-t-on définie comme ennuyeuse. Mais il est vrai que ce tour a été joué aussi à Nicolas Poussin, cet autre phénomène qui savait tenir en bride l'un des tempéraments les plus ardents de l'aventure picturale et dire en un langage sévère, dans une chasse sans merci au mystère, toute l'aspiration exaspérée du rêve puisé dans la réalité, qui de siècle en siècle appelle l'homme à se transformer par la vertu d'un romantisme changeant de contexte et de nature certes, mais demeurant constant dans ses possibilités sans cesse renaissantes, comme dans son essence humaniste, même s'il se veut hisser au niveau des dieux qu'il s'invente.
Suspect à ses débuts, adulé dans son âge mûr, porté au Sénat du second Empire dans sa vieillesse, honoré par une société qui voyait en lui le héraut du juste milieu et de l'ordre moral, Ingres n'en fut pas moins un mal compris de la gloire, respecté mais constamment contesté, salué très bas, mais sans amour, un peu déifié mais saisi mes saisis tout entier dans la gangue admirative de la réticence positive. Dans le Panthéon des grands artistes, il demeure un peu à l'écart, dans l'exil affectif où il voisine avec Poussin, pas loin de David, cet autre géant mal accepté, tous trois tenus dans une suspicion obtuse par ce que la volonté et la suite dans les idées effrayent de toute l'antipathie qu'elles leur suggèrent.
Dessinateur prodigieux, il est admis comme tel, peintre du premier mérite il est boudé, suspecté de ne pas l'être et l'idée a été admise puis codifiée de son ignorance prétendue de la couleur ; on lui reproche son admiration pour Raphaël alors que l'on honore Delacroix pour sa dette reconnue envers Rubens ; ses portraits sont acceptés comme le sont ceux de Balzac, mais l'on récuse ses grandes compositions ; sa ligne sinueuse, continue, géniale d'intelligence contrôlée est admirée presque sans réserve quoique jugée parfois un peu trop grecque, ou trop romaine, ou trop raphaélique et puis, c'est un comble en vérité, on le trouve trop bourgeois. Bourgeois il était, à sa manière qu'il fut de porter le visage de cette classe féroce au niveau de la grandeur antique. C'est, sans doute ce qu'elle n'a pas tout à fait admis, ne s'y reconnaissant qu'avec défiance, en garde contre ce reflet qui la déforme parce qu'il l'a grandie. Cette grandeur portant ses verrues à la hauteur d'une majesté, qui ne lui est qu' attribuée, qu'elle souhaiterait réelle, mais dont elle est trop intelligente pour s'en croire vraiment investie.
La critique d'art aujourd'hui, surtout lorsqu'elle est celle de la bourgeoisie et qu'elle s'occupe de « la-révolution-en-art », fait la fine bouche à propos de cette grande œuvre qu'elle soupçonne d'idéal photographique, atteinte qu'elle est de myopie esthétique, face à l'une des créations les plus synthétiques qui soit, fruit d'une démarche spirituelle qui interroge sans faiblesse ni complaisance la manière qu'à la nature de créer sans fin, qui s'applique à lui ressembler, sans être autre chose cependant que la manifestation qu'une implacable volonté de traduction d'abord, de recréation enfin, animée de l'ambition de rappeler trait pour trait les maîtres admirés et d'être pourtant novatrice, choquante par le sentiment qu'elle donne du jamais vu, ouvrant les voies à venir dans la clarté et la conscience.
Cette clarté, cette conscience, si elles ne sont pas mises en cause dans l'œuvre dessinée de J. D. Ingres, il est permis de s'interroger sur les raisons qui les font refuser à sa peinture. Il a été chanté sur tous les tons qu'il n'était pas coloriste, qu'il était dénué de toute fantaisie, qu'il avait l'œil fermé aux beautés de son temps, qu'il était un égaré dans son siècle, passéiste génial est convaincu que la vérité ne pouvait être antique. Il faut bien avouer qu'il s'est lui-même prêté ce travestissement de sa pensée profonde, par des déclarations fracassantes d'homme excédé, qui ne voit que sa vérité, parce qu'il en a besoin pour vivre, pour créer, pour se justifier dans un langage dont il était peu maître, étonné ensuite des échos qu'il en recevait mal attentif à la façon dont il était entendu et lui qui fut le chef de l'une des avant-gardes de son époque (dont Delacroix conduisait l'autre) se refusait en parole malhabile à l'honneur d'un modernisme dont il assumait en fait la charge par ses œuvres. Il a laissé le portrait d'une classe sociale qui transformait industriellement le monde, et s'il en a campé les commis dans des attitudes qui les font éternels, mais fort mobiles, c'est qu'il était l'un des psychologues les plus avertis, les plus attentifs et des plus critiques qui furent jamais dans le monde de l'image. Il a utilisé les couleurs et plus transparentes, les mieux accordés dans leur retenue sourde et cependant cristalline, celles qui, le plus parfaitement, étaient destinées à traduire ces personnages implacables et satisfaits, grands fauves géniaux et mesquins, celles qui ne laissaient rien ignorer du climat spirituel de ces êtres positifs, avides et fermes qui eussent préféré certes qu'un peu plus de mystère enrobât leurs visages. Aussi la légende s'est-elle établie fortement, situant Ingres dans le rôle ingrat du grand peintre glacial, hiératique, sans aucune force imaginative.
Froid, l'auteur de « l'Odalisque », du « Bain turc », de tant d'effigies dédiées à la beauté féminine, dans une tension sensuelle la plus forte qui fût, mais dont était exclue toute frivolité, il est vrai ? Froid, l'auteur du portrait de « M. Bertin », cette merveilleuse image de la « bourgeoisie fait homme » ou Ingres se fait, lui, procureurs et avocats à la fois ? Froid, le portrait du « duc d'Orléans », ce cavalier superbe dans sa noblesse réelle, jeune homme élevé pour le Trône, mince, nerveux, rêveur, admirable figure, fin de race, aimable parce que certains d'être obéi, poétique prince d'une société infernale ? Allons donc ! Ingres est un volcan qui se voudrait recouvert de neiges éternelles, cette impossibilité physique. Sans imagination, l'auteur du « Songe d'Ossian » ? cet insolite rêve de pierre où la poésie comme matérialisée dans la forme et la couleur. Il n'y a pas dans tout l'art de notre siècle, qui vise tant à dire le tréfonds de l'inconscient, une seule image qui fasse autant reculer les bornes du rêve.
Et puis, il y a la, aux côtés de ses portraits formidables, de ses nus féminins qui font trembler les sens, les « grandes machines » réputées ridicules, insipides. Eh ! Bien, elles ne sont rien de cela, ni « le Martyr de Saint-Symphorien », ni « le Vœu de Louis XIII », ni « Thétis et Jupiter », aucune de ces grandes œuvres-là, n'engendrent ennui ni lassitude, sauf aux yeux de ceux qui n'aiment voir la peinture qu'en courant. Le «Saint-Symphorien » est magistral dans la mêlée furieuse, d'une autorité sans appel et d'une grâce inimitable, livré aux bêtes humaines qui le tuent avec la belle conscience de la justice rendue ; la Thétis, aux pieds de Jupiter, étire son bras dans une attitude troublante de supplication impossible qui en fait l'une des plus touchantes inventions créées de la grâce alanguie et souffrante ; Louis XIII, tendant ses deux longs bras (trop longs, dira-t-on, stupidement) dénonce superbement, l'une des constantes dans la création du mouvement chez Ingres, que l'on dit, imprudemment, immobile.
La rétrospective de l'œuvre de ce grand peintre que, seul dans l'histoire, on appelle « Monsieur », Monsieur Ingres, constitue un événement majeur dans la série si riche des manifestations de notre vie culturelle. Aura-t-elle une influence sur la marche de l'art présent ? C'est ce qu'il est permis de souhaiter, sans en être aucunement assuré. Quelques personnes interrogées ne le laissent pas présager. Même en se haussant sur la pointe des pieds, la carrure de Monsieur Ingres leur paraît floue, à trop grande distance de leurs problèmes.
Ingres est un soleil trop souvent voué aux éclipses ou trop éblouissant dans sa splendeur. Il en a souffert dans sa vie, sa gloire fut due à un malentendu, il en reste victime dans la postérité.
Il demeure parmi les plus grands un mal-aimé un caractère difficile, très respecté par la crainte qu'il inspire, trop volontaires distants, décourageant aisément les sympathies superficielles. Il est dans le ciel de la peinture ce qu'il fut dans sa vie créatrice le très hautain mais sublime Monsieur Ingres.

Boris TASLITZKY, Humanité Dimanche, n° 143 du 22 octobre 1982