« Si je vais en enfer, j'y ferai des croquis ! » Œuvres de Boris Taslitzky au Mahj Figure 1, Boris Taslitzky, Portrait de Julien Cain, 17 novembre 1944
@mahJ, Don d'Évelyne Taslitzky Malgré la pénibilité et les difficultés, les conditions de vie du « Grand Camp » que Taslitzky reflète, semblent surtout ennuyeuses et en tous cas bien loin de celles des Juifs. Cependant, parmi la douzaine d'artistes déportés comme « Politiques français » à Buchenwald, c'est le seul à se focaliser avec tant d'insistance sur cet aspect psychologique. Il est par conséquent mis en couverture de l'album (cf. figure 2). Les autres artistes – parmi lesquels on peut citer Léon Delarbre, Auguste Favier ou Pierre Mania - n'hésitent pas à dépeindre l'horreur avec son cortège de morts, de maladies, de tortures et de pendaisons. Au sein même du camp, ils ont discuté de ces divergences et se sont entraidés pour les fournitures, preuve supplémentaire de l'existence d'une vie culturelle et artistique. Ainsi, la mortalité, pourtant élevée à Buchenwald, n'apparaît chez Taslitzky qu'exceptionnellement. En couleur dans quatre aquarelles, elle est cantonnée au « Petit camp » en février 1945, peu avant l'évacuation du camp (3 avril). Ces visions par delà les barbelés qui séparent les deux camps sont reprises après-guerre, avec d'autres réminiscences de dessins faits au camp, dans une peinture monumentale sur toile (3 x 5 m), Le Petit Camp de Buchenwald (cf. figure 3). Aussitôt exposée2, cette œuvre, centrée sur un chariot de cadavres, évoque Le Radeau de la Méduse. Elle est acquise par l'État et constitue le symbole de la Résistance communiste sous l'Occupation. De nouveau reproduite sur toile en 1957 pour le musée Yad Vachem à Jérusalem, elle illustre le sort des Juifs pendant la Shoah. De dimensions légèrement plus grandes que la précédente, la composition est un peu plus épurée et les tons beaucoup sobres. Le bleu horizon et le terre de sienne remplacent l'explosion de couleurs crues et surtout les pyjamas rayés caractérisent les personnages. Dans ces différentes connotations, il convient de garder à l'esprit qu'il s'agit là d'une reconstruction artistique, faite de souvenirs vécus, de photos diffusées après-guerre et de références à l'histoire de l'art. On ne peut par conséquent, ni y circonscrire la complexité du système concentrationnaire nazi, ni même vraiment la considérer comme un document historique sur la Seconde Guerre mondiale, sans pour autant l'en exclure. Elles touchent néanmoins également l'artiste dans les différents aspects de sa vie. Figure 2, Boris Taslitzky, 111 dessins faits à Buchenwald, Préface de Julien Cain,
La Bibliothèque française, Paris, 1946, Couverture Figure 3, Boris Taslitzky, Le Petit Camp à Buchenwald, 1945, huile sur toile, 300 x 500 cm,
© Adam Rzepka/Centre Pompidou-MNAM-CCI/TMN-GP© Adagp, Paris Dans les vicissitudes de la politique et ses liens avec le monde de l'art, le témoignage de Taslitzky sur Buchenwald est aujourd'hui tombé dans l'oubli. La donation de sa fille au Musée d'art et d'histoire du judaïsme vient rappeler le parcours d'un témoin de son temps, à la fois Juif, communiste et Résistant. C'est aussi un artiste, épris de justice et de vérité, dont le destin est douloureusement marqué par la violence de la politique au XXe siècle, à commencer par l'émigration de ses parents après la Révolution manquée en Russie - à laquelle son père a participé - et leur mort au cours des deux guerres mondiales. Mais au-delà du témoignage recherché, en évitant le pathos pendant la guerre mais pas toujours après, cette façon de rendre compte de la politique dans l'art est un moyen de maîtriser ses émotions face aux évènements. Tout l'œuvre de Taslitzky ressort par conséquent une forme de résistance intellectuelle qui dépasse très largement la période de détention.. 1Harry Stein, « Buchenwald », La déportation. Le système concentrationnaire nazi, sous la direction de François Bédarida et Laurent Gervereau, Musée d'histoire contemporaine-BDIC, Paris, 6 avril-18 juin 1995, pp. 108-117 2Boris Taslitzky, Témoignage, Exposition personnelle, Galerie la Gentilhommière, Paris, 1er juin-25 juillet 1946 Brigitte HAUS, historienne de l'art |
Boris Taslitzky : déflagration mais fraternité Boris Taslitzky, Russes et Français. Camp de Buchenwald, 1944.
Bien des années après, cette même saturation des couleurs dans les mêmes corps mêlés, inextricables, des charniers revient envahir les toiles engagées du peintre pour les luttes de l'Indochine, de l'apartheid, de l'Algérie, du Vietnam incendié au napalm, pour Sarajevo aussi, avec leurs fonds « à la fois lépreux et chaleureux », comme le remarquait sa fille Évelyne lors de notre récente conversation, c'est-à-dire porteurs de mort et d'espoir tout à la fois. Car ces cinq aquarelles terribles ne cesseront jamais de revenir de Buchenwald, soutenant le processus incessant de franchissements répétés pour s 'éloigner de l'enfer. Boris Taslitzky, En attendant de passer une visite. Camp de Buchenwald, 1945.
Mais les 200 dessins au crayon que Boris Taslitzky fit, également au cœur du désastre, sur les papiers ou les versos de courriers officiels volés à son intention par les camarades donnent une autre mesure de ses sources de résistance : quand Taslitzky dessine ou esquisse, il fait barrage à l'envahissement par l'horreur, inséparable alors pour lui de la couleur, mais surtout il résiste pour et avec ses camarades : il leur tend sa main fraternelle. Car il fait leur portrait. Scrupuleusement. Ce sont de très beaux portraits d'amis, certes dans la misère — vêtus de hardes, avec parfois le regard désespéré — mais dont l'humanité est restaurée sous son crayon ; chacun pose en sachant que peut-être, bientôt, il ne restera plus rien d'autre de lui que ce portrait, mais il attend de Boris que reste cela : le caractère unique, singulier, capté avec acuité, de sa personne, son portrait par leur camarade. « Nous étions tous reponsables du moral des autres, dit-il des années après. Je m'y suis astreint plus spécialement car je suis un portraitiste, je sais interroger le regard des gens, et j'ai su voir, sur les visages, celui qui allait partir… Je me disais : celui-là, trois jours ; celui-ci, deux jours… et je ne me trompais pas » ; il cherche à saisir les regards « comme d'autres collectionnent les papillons », amenant à la pointe de son crayon ce qui est le plus crucial d'un être, cherchant à « aller aux sources » encore, déjà, toujours. Ses portraits surprennent souvent par leur fierté, l'élégance, la noblesse, la grâce : un tout jeune Français a négligemment noué une écharpe sur sa veste de haillons et il pose hardiment, avantageusement même, dirait-on : pourquoi renoncerait-il à séduire ?, semble-t-il questionner dans un défi… Et puis, parmi ces 200 dessins de Buchenwald, il y a les magnifiques esquisses de groupes, dans un trait sensible, délicat, léger et affirmé tout à la fois, qui laissent respirer les blancs, les réserves, les espaces entre les êtres, mais aussi font surgir la continuité de l'un à l'autre, la cohésion choisie d'une solidarité entre ces hommes pris dans la même tourmente et qui doivent résister ensemble à la plus extrêmes des solitudes. Boris Taslitzky peint l a fraternité, le soin et l'attention apportés à chacun par chacun. Annie FRANCK |