Exposition ROUBAIX 2022

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Roubaix 2022 FORTUNE CRITIQUE







gbHarry BELLET, Le Monde, 29 avril 2022 > version en ligne

TASLITZKY, CHRONIQUEUR DES DRAMES DU XXe SIÈCLE

En novembre 1941, à l'initiative d'Arno Breker, sculpteur officiel du IIIe Reich, un groupe d'artiste français, âgés mais qui avaient eu leur heure de gloire, y compris au sein de l'art moderne, est photographié entourés d'officiers allemands en uniforme sur un quai de la gare de l'Est, à Paris. Ils partent en voyage outre-Rhin à des fins de propagande.
Le même mois, un autre peintre, Boris Taslitzky, est arrêté pour faits de résistance. Certes, il est plus jeune que les collabos cacochymes : il est né en 1911 (il mourra en 2005), date à laquelle ceux-ci avaient déjà réalisé l'essentiel de leur œuvre. Il est également juif, même si ses parents, lui ukrainien et elle native de Crimée, réfugiés à Paris, l'ont à sa naissance fait baptiser, pensant en remplissant les formulaires qu'il s'agissait d'une vaccination...


Parcours chronologique

Mais surtout, depuis 1935, il est membre du Parti communiste français (PCF). Si la signature du pacte germano-soviétique a pu en ébranler plus d'un, l'invasion de l'URSS par la Wehrmacht a remis les idées en place. Lui n'a pas eu à se poser la question : il était déjà au front dès 1939, mobilisé dans un régiment d'infanterie. Il y recevra la croix de guerre. Après l'armistice, il participe à l'édition de journaux clandestins, sert d'agent de liaison, contribue à créer des groupes de résistants, puis, le 13 novembre 1941, est arrêté. Condamné pour « des dessins de propagande communiste », il est incarcéré à la maison centrale de Riom (Puy-de-Dôme).

Miracle de l'administration, ou bénédiction de l'erreur initiale de ses parents, c'est comme communiste qu'il est emprisonné, pas comme juif. Sa mère (son père, engagé volontaire, est mort en 1915, dans les tranchées), fille et petite-fille de rabbins, n'aura pas cette chance : arrêtée en 1942 lors de la rafle du Vél'd'Hiv, elle est envoyée à Drancy, puis à Auschwitz où elle est immédiatement gazée. Lui est transféré dans des prisons militaires, avant que les nazis ne déportent, en1944, les communistes à Buchenwald. Il y reste neuf mois, jusqu'à ce que, avec ses camarades, il participe à l'insurrection qui aboutit à la libération du camp, le 11 avril 1945.

Il faut avoir ces éléments en tête avant d'évacuer lapidairement – comme on l'a fait depuis trop longtemps – Boris Taslitzky de l'histoire de l'art, au prétexte que, stalinien (il le fut), il s'est soumis après-guerre aux diktats du réalisme socialiste (il le fit), et ne mériterait donc aucune espèce de considération. L'actuelle exposition, la première depuis des lustres, que lui consacre la conservatrice Alice Massé, à La Piscine de Roubaix, démontre le contraire. Avec près de 170 tableaux et œuvres sur papier, elle révèle que, même s'il est marqué par l'histoire, nous avons affaire à un sacré peintre et à un dessinateur exceptionnel.

Le parcours est chronologique, avec une première salle consacrée aux portraits et autoportraits. Celui qui accueille le visiteur montre un très beau garçon, chevelure drue en bataille, en partie caché par la toile posée sur un chevalet à laquelle il travaille. Il nous fixe de ses grands yeux sombres, le regard légèrement halluciné. Un beau morceau de peinture, romantique à souhait et très imprégné de l'esprit de Géricault et de Delacroix, de la part d'un jeune homme alors étudiant à l'École des beaux-arts sous la férule de Lucien Simon, peintre naturaliste fort soucieux de composition. Et composé, ce tableau l'est remarquablement bien, jouant habilement sur les horizontales et les verticales du bois du châssis et du chevalet. On est au début des années 1930 et Taslitzky semble – ou veut – ignorer l'existence du cubisme, du dadaïsme et du surréalisme.

Il en connaît pourtant certains des protagonistes, ceux des membres de l'Association des écrivains et artistes révolutionnaires à laquelle il adhère en 1934. Parmi eux, Picasso ou Fernand Léger. Mais il faut entendre le mot « révolutionnaire » au sens politique, pas artistique. En 1935, il rejoint le PCF, dessine les travailleurs en grève puis, à partir de 1936, puise son inspiration dans l'actualité : il peint Commémoration de la Commune au cimetière du Père-Lachaise
COMMÉMORATION DE LA COMMUNE DE PARIS AU CIMETIÈRE DU PÈRE LACHAISE EN 1935, 1936, huile sur toile, 130 x 195 cm
© Musée d'Art moderne de la Ville de Paris
, ou Scène de la guerre civile en Espagne
SCÈNE DE LA GUERRE CIVILE EN ESPAGNE, LES ASTURIES, 1936, huile sur bois, 114 x 146 cm après restauration *
. L'exécution par les franquistes du poète Federico Garcia Lorca lui inspire Le Télégramme
LE TÉLÉGRAMME, 1936, huile sur toile, 27 x 35 cm
© Musée d'Art moderne de la Ville de Paris
, qu'il estimait être « une nature morte à contenu social ». La feuille dactylographiée est posée sur une table recouverte d'un maroquin rouge, montrant son texte laconique, signé du colonel Espinosa, qui participa entre autres au massacre de civils à Badajoz, en Estrémadure. Commandant militaire de Grenade, où le poète a été arrêté, il ne pouvait ignorer son exécution. D'un cynisme confondant, le texte dit : « Ignorons lieu de résidence actuel de monsieur Garcia Lorca »...



Chantre d'une utopie heureuse

Vient l'invasion allemande. Mobilisé, durant la drôle de guerre, il dessine. Durant la « débâcle », il dessine encore. Pendant son internement dans différents camps, de Riom à Buchenwald, il dessine toujours. « Si je vais en enfer, disait-il, j'y ferai des croquis. D'ailleurs, j'ai l'expérience, j'y suis déjà allé et j'y ai dessiné!...» L'organisation clandestine des militants incarcérés avec lui fournit le papier, plus de 200 feuilles qui seront publiées partiellement en 1946 par Louis Aragon, sous le titre 111 dessins de Boris Taslitzky faits à Buchenwald. Il s'agit tant de témoigner de l'horreur que de tenter de l'exorciser par la beauté. Car ils sont beaux, ces dessins. Le trait est fin, précis, presque délicat.

À la Libération, certains choisissent d'oublier, préfèrent passer et penser à autre chose. Pas lui. Il met en chantier une série de toiles, parfois monumentales, qui vont lui permettre d'évacuer ce qu'il a vécu, mais aussi mettre ses contemporains, et particulièrement ceux qui n'ont de l'enfer des camps qu'une idée vague, face à l'histoire. C'est l'extraordinaire Petit Camp à Buchenwald
LE PETIT CAMP À BUCHENWALD, 1945, huile sur toile, 300 x 500 cm
© M.N.A.M Centre Georges-Pompidou, Paris
(on désignait ainsi un camp de transit où on laissait mourir les nouveaux arrivants les plus affaiblis) : acquis aussitôt par le conservateur Robert Rey (ou Jean Cassou, les témoignages divergent, mais tous deux étaient eux-mêmes résistants), pour le Musée national d'art moderne, il est aujourd'hui au Centre Pompidou, à Paris, qui le montre hélas fort peu.

C'est le très expressionniste – presque surréalisant aussi – La Pesée
LA PESÉE, 1945, huile sur toile, 301 x 200 cm
© Musée de la Résistance nationale
, quatre hommes si décharnés par la dénutrition que le titre en devient d'une sévère ironie : que pèsent ces pauvres gens ? Mais aussi le dantesque Wagon des déportés
LE WAGON DES DÉPORTÉS, 1945, huile sur toile, 285 x 188,5 cm
© Musée d'art et d'histoire - Saint-Denis. Cliché : DR
, que ne renierait pas Gérard Garouste... C'est le non moins surprenant La Mort de Danielle Casanova
LA MORT DE DANIELLE CASANOVA, 1949, huile sur toile, 194 x 308 cm
© Musée de l'histoire vivante, Montreuil
, où la militante communiste expire à Auschwitz entourée de ses camarades (Taslitzky a même représenté sa mère penchée sur la défunte), vêtue d'une longue tunique d'un blanc éclatant qui lui fait comme un suaire. Là aussi, la composition est implacable, les châlits des couchettes superposées structurant un espace orthogonal contrastant avec l'oblique du corps de la morte, qui semble ainsi connaître une apothéose.

Après avoir – on l'espère – tordu le cou à ses cauchemars, Taslitzky reprend son chemin de militant. Pour les travailleurs des mines et des usines de sidérurgie du Nord, qu'il est allé visiter à Denain (Nord), à la demande de Georges Henri Rivière, le fondateur du Musée des arts et traditions populaires. Il en tire notamment une série de tableaux sur le thème des « Délégués », les ouvriers chargés de négocier avec le patronat. Ils font front, fiers et farouches, et on comprend que la pelle que tient l'un, ou la pince que porte l'autre, pourrait bien contribuer à faire avancer les négociations...

Contre la guerre en Indochine, la violence est plus explicite : Riposte
RIPOSTE, 1951, huile sur toile, 210 x 310 cm
© Tate Modern, Londres
montre la répression policière, à Port-de-Bouc (Bouches-du-Rhône), d'une manifestation de dockers qui refusaient de charger un bateau d'armes. Exposée au Salon d'automne de 1951, l'œuvre est décrochée sur ordre du préfet. Contre la colonisation algérienne, pays qu'il a découvert grâce à une mission entrep.rise par le Parti communiste : il part en reportage, accompagné de l'artiste Mireille Miailhe, et y réalise une centaine de dessins, témoignages de la vie des autochtones, misérables mais dignes

à partir de 1971, il devient professeur de dessin à l'École nationale supérieure des arts décoratifs, à Paris : ses élèves ont eu la chance de se frotter à un dessinateur comme il y en a peu. Il le prouve encore dans l'exposition, avec une série représentant des paysages de la banlieue parisienne exécutés entre 1965 et 1972, à la demande de Jean Rollin, critique à L'Humanité et conseiller municipal de La Courneuve (Seine-Saint-Denis). Cela peut surprendre aujourd'hui, mais les barres d'immeubles qui y sont érigées à l'époque sont un réel progrès comparé à l'habitat insalubre qu'elles remplacent : « La vie est meilleure, la vie devient plus gaie», avait dit en son temps le camarade Staline. C'est ce que montre là Taslitzky, chantre d'une utopie heureuse. La précision, la légèreté et l'élégance du trait pourraient presque faire croire que c'était vrai.
Harry BELLET

Éric BIÉTRY-RIVIERRE, Le Figaro, 9 mai 2022 > version en ligne

BORIS TASLITZKY, LE DESSIN PLUS FORT QUE LE MAL

Dessiner au risque permanent de sa vie, puis peindre les drames pour l'histoire : ce rescapé des camps nazis laisse une œuvre bouleversante. Rétrospective à Roubaix.

Comment peindre l'horreur, à la fois rendre ce qu'elle a d'insoutenable et en conserver sa puissance fascinante sans en devenir le chantre? Il est difficile d'en fixer le quotidien. Et l'horreur peut se déréaliser lorsqu'elle passe par le filtre du souvenir.

Au Musée La Piscine de Roubaix, l'œuvre de Boris Taslitzky (1911-2005), résistant communiste survivant de plusieurs apocalypses du XXe siècle, des camps nazis aux conflits coloniaux en passant par la misère et les révoltes ouvrières, surmonte ces deux écueils. Quand les croquis sont de rares témoignages bruts, les grandes huiles, composées a posteriori, s'avèrent pensées comme une rhétorique du dégoût. Elles entretiennent en effet la sidération et provoquent l'indignation.

L'académicien Jean Clair le savait, qui, l'an dernier, dans sa magistrale exposition à Rome en hommage à Dante, avait tiré des réserves du Centre Pompidou, où il dormait depuis des lustres, un infernal panorama de Buchenwald
LE PETIT CAMP À BUCHENWALD, 1945, huile sur toile, 300 x 500 cm
© M.N.A.M Centre Georges-Pompidou, Paris
. Cette toile de 3 × 5 m, dont les couleurs doucereuses ajoutent à l'écœurement de la scène - foule confuse de sadiques vert-de-gris, de déportés décharnés dans des pyjamas à rayures fluo et de cadavres entassés nus -, constitue l'un des chocs les plus éprouvants de la rétrospective roubaisienne.


C'est un autre Guernica , qui emprunte comme lui aux fouillis démentiels d'un Jérôme Bosch et aux déchaînements de violence chorégraphiés par Nicolas Poussin (L'Enlèvement des Sabines, Le Massacre des Innocents, La Peste d'Asdod). Non loin, pareillement achevés dès 1945, La Pesée mensuelle à la prison centrale de Riom
LA PESÉE, 1945, huile sur toile, 301 x 200 cm
© Musée de la Résistance nationale
et Le Wagon des déportés
LE WAGON DES DÉPORTÉS, 1945, huile sur toile, 285 x 188,5 cm
© Musée d'art et d'histoire - Saint-Denis. Cliché : DR
reprennent jusque dans leur format vertical le Martyre de saint Érasme du parangon du classicisme. Achevée en 1949, une quatrième grande peinture, La Mort de Danielle Casanova
LA MORT DE DANIELLE CASANOVA, 1949, huile sur toile, 194 x 308 cm
© Musée de l'histoire vivante, Montreuil
, nous plonge dans l'intérieur d'un baraquement d'Auschwitz. Voilà dans son suaire, portée par ses camarades pleurantes, la militante communiste sublimée dans une iconographie mi-chrétienne, mi-romantique.


Figuratif expressionniste

Taslitzky, qui demeurera toujours un figuratif expressionniste plutôt que de chanter des lendemains utopiques, qui préférera une approche conventionnelle de son art aux aventures de l'abstraction (certes infiniment plus libres mais tellement plus égocentriques et quasi dénuées de messages) est né en France de parents ayant fui la Russie. Durant la Première Guerre mondiale, son père meurt en combattant pour son nouveau pays. Cela n'empêchera pas sa mère d'être déportée en 1942. Parce que juive, elle est morte à Auschwitz.

Résister, Taslitzky connait : depuis 1933, il est l'une des principales figures de l'Association des écrivains et artistes révolutionnaires, une émanation soviétique. En interne il s'oppose à la doctrine esthétique prônée, celle du réalisme socialiste. La mobilisation générale ordonnée, il s'emploie de toutes ses fibres et de son métier à l'antifascisme. Il est fait prisonnier, s'évade. Puis coupable d'avoir réalisé des dessins subversifs selon Vichy, est à nouveau arrêté. Il expérimente la centrale de Riom, ensuite le camp de Saint-Sulpice-la-Pointe, puis les wagons partent pour on ne sait quoi ni où.

À Roubaix, on découvre, datant de ces périodes, d'émouvants dessins, coins de paysages aquarellés grâce une petite boîte de couleurs cachée avec la complicité des autres prisonniers. Ou, au crayon, très finis par respect pour eux, des portraits de ceux-ci. On n'y remarque aucun pathos. Aucun sourire, souvent de la fatigue mais les regards sont encore droits, vivants. Nous fixant de leur lueur d'humanité.


Berlin tombé, Aragon saluera par voie de presse un maître et fera publier dans les semaines qui suivent 111 de ses dessins faits à Buchenwald. La peinture d'histoire s'ensuivra. « Certains peintres, comme Zoran Music, déportés à Dachau, ont dit qu'ils avaient eu besoin de prendre du recul avant de peindre la déportation. Moi, disait l'intéressé, je n'ai pas attendu, j'ai tout fait tout de suite, je voulais "cracher" le sujet. »

No man's land neurasthénique

Ce faisant, d'autres drames arriveront, qui importeront également d'être traités. En 1952, à la veille de l'insurrection algérienne, Taslitzky, invité par le Parti communiste algérien, apporte à Paris ses dessins réalisés jusque dans la casbah d'Alger. Là encore, ils dénoncent l'exploitation, l'inégalité. Avec eux, il réalisera de nouvelles toiles, plus criardes, qui interpellent. Ainsi Le Bon Samaritain
LE BON SAMARITAIN, 1960, huile sur toile, 230 x 255 cm
, exécuté en 1960, sous influence du Greco et de Van Gogh. Celles qui seront présentées à la Galerie André Weil feront scandale. On daubera ce misérabilisme. Mission accomplie.

À la fin de sa vie, Taslitzky s'était fait plus volontiers paysagiste, livrant de belles encres sur grandes feuilles d'une banlieue décrépite. La reconsidération de ce no man's land neurasthénique, entre ruines, bidonvilles et usines, était le nouveau credo du vieil homme. Le cœur pulsait toujours, plus que survivant: intact sous un tapis de médailles, Croix de guerre 1939-1945, Médaille militaire, chevalier de la Légion d'honneur, chevalier des Arts et Lettres, combattant de la Résistance volontaire, médaillé de la déportation et de l'internement pour faits de résistance... « Si je vais en enfer, imaginait Taslitzky, j'y ferai des croquis. D'ailleurs, j'ai l'expérience, j'y suis allé et j'ai dessiné. »
Éric BIÉTRY-RIVIERRE

Marie-José SIRACH, L'Humanité, 25 avril 2022 > version en ligne

BORIS TASLITZKY, L'HISTOIRE EN MOUVEMENT

La Piscine de Roubaix consacre une rétrospective à cet artiste qui a mené de front peinture et engagement politique. Une monographie d'envergure pour découvrir un peintre de son temps, « un romantique révolutionnaire ».

Il suffit de parcourir la vie de Boris Taslitzky (1911-2005) pour mesurer combien cet artiste aura été à la fois témoin et acteur des bouleversements de son siècle, toujours au cœur des espoirs révolutionnaires et des chaos provoqués par les déflagrations du fascisme, de la colonisation comme autant de marqueurs indélébiles dans son œuvre picturale. Né dans une famille juive d'origine russe, son père meurt sur le front en 1915, sa mère sera arrêtée lors de la rafle du Vel'd'Hiv en 1942 et mourra à Auschwitz. Boris Taslitzky est l'enfant d'un siècle pétri de contradictions, où combats politiques et esthétiques faisaient rage et étaient intrinsèquement liés.

Très jeune, il fréquente les œuvres de David, Delacroix, Géricault, Goya et Courbet, s'inscrivant ainsi dans la grande tradition des peintres d'histoire et défendant « un réalisme à contenu social » pour témoigner de l'histoire en marche, des utopies révolutionnaires et de la fraternité humaine. Son engagement politique dans les années 1930 – au Parti communiste et à l'Association des écrivains et artistes révolutionnaires – va de pair avec son engagement artistique. En peignant l'histoire en mouvement, il raconte « la vie des hommes de (s)on temps ». De ses premiers portraits et autoportraits aux dessins clandestins à Buchenwald, des immenses fresques pour le défilé unitaire de la gauche le 14 juillet 1935 à ses peintures qui dénoncent le colonialisme en Algérie en 1952, de ses tableaux consacrés aux mineurs de Denain jusqu'à ses croquis de la banlieue rouge, toute la peinture de Boris Taslitzky raconte un artiste qui n'a jamais cessé de conjuguer art et conviction.

L'exposition que lui consacre la Piscine, d'une très grande richesse, permet de découvrir un parcours incroyable, la diversité et la multiplicité d'approches dans ses gestes picturaux. « Je n'ai aucune préférence pour un mode d'expression ou un autre. Je passe invariablement de la peinture au dessin, suivant mes envies » , disait-il. Il suffit de déambuler dans l'exposition pour s'en convaincre.

Incarcéré en 1941 pour avoir réalisé des dessins destinés à la propagande communiste

On mesure d'abord combien Boris Taslitzky savait dessiner. Le trait est juste, précis, sobre jusque dans les détails, des camaïeux de gris souvent troués d'un rai de lumière blanche. À partir des croquis clandestins de Buchenwald, Taslitzky, une fois libéré, les transformera en fresques aux couleurs vives et chaudes, pour mieux conjurer l'horreur. Il en est ainsi du Wagon des déportés
LE WAGON DES DÉPORTÉS, 1945, huile sur toile, 285 x 188,5 cm
© Musée d'art et d'histoire - Saint-Denis. Cliché : DR
, de Petit Camp à Buchenwald
LE PETIT CAMP À BUCHENWALD, 1945, huile sur toile, 300 x 500 cm
© M.N.A.M Centre Georges-Pompidou, Paris
ou de La Mort de Danielle Casanova
LA MORT DE DANIELLE CASANOVA, 1949, huile sur toile, 194 x 308 cm
© Musée de l'histoire vivante, Montreuil
.

Il transforme ses croquis clandestins de Buchenwald en fresques aux couleurs vives et chaudes, pour mieux conjurer l'horreur.

Même au plus profond de l'horreur, dans les camps de la mort ou dans les prisons françaises, où il est incarcéré´ en novembre 1941 pour avoir réalisé « plusieurs dessins destinés à la propagande communiste », Boris Taslitzky va peindre la fraternité, la solidarité, redonnant à tous ses frères humains leur dignité. Il fera de même quand, en 1946, il se rend à Denain, dans cette ville ouvrière du Nord. Ses toiles racontent le dur labeur de ces femmes et de ces hommes dans la mine. Les Femmes de Denain
LES FEMMES DE DENAIN, 1946, huile sur toile, 50 x 65 cm
Musée d'archéologie et d'histoire locale de Denain
, Cafus et galibots du puits Renard
CAFUS ET GALIGOTS, 1947, huile sur toile, 33 x 100 cm
à Denain, les Délégués
LES DÉLÉGUÉS, 1947, huile sur toile, 130 x 162 cm
© Musée La Piscine, Musée d'art et d'industrie André Diligent, Roubaix
frappent par leur composition réaliste et symbolique, et se lisent comme autant de témoignages ethnographiques.

En janvier 1952, Taslitzky séjourne en Algérie avec la peintre Mireille Miailhe, à l'invitation des partis communistes français et algérien. Il peint le petit peuple d'Algérie comme il avait peint, quelque temps plus tôt, le petit peuple des mines du Nord, et annonce cette insurrection qui viendra deux ans plus tard.

L'exposition consacre aussi une place aux dessins de la banlieue rouge réalisés en 1970. Une commande de Jean Rollin, critique d'art à l'Humanité et conseiller municipal chargé des beaux-arts à La Courneuve. Formidable promenade dans cette périphérie alors en pleine mutation, les dessins de Taslitzky offrent une vision peut-être un peu trop idyllique de ces villes avec ces petits pavillons de guingois, ces terrains vagues et ces jardins ouvriers, oubliant les grands ensembles surgis de terre et les bidonvilles encore là.

Cataloguée dans le courant du nouveau réalisme français, qui se revendique de la peinture d'histoire à vocation sociale dans la lignée des Poussin, Le Nain ou Courbet, ou peintre des camps, l'œuvre de Boris Taslitzky est bien plus hybride et protéiforme qu'il n'y paraît. On est étonné devant l'humilité d'un homme qui a payé cher son engagement politique et n'a pas eu l'audience qu'il méritait. Cette exposition permet de rencontrer une œuvre passionnante et bouleversante.
Marie-José SIRACH

  1. Sabine GIGNOUX, La Croix, 3 avril 2022 > version en ligne

À ROUBAIX, LA PEINTURE ENGAGÉE DE BORIS TASLITZKY

La Piscine à Roubaix expose les peintures et dessins de cet artiste communiste, résistant déporté à Buchenwald, qui soutint les luttes anticoloniales après la Libération.

Sous un ciel phosphorescent, des déportés costumés en couleurs stridentes déversent au-devant de nous une charrette de cadavres. Peint par Boris Taslitzky en 1945, Petit Camp à Buchenwald
LE PETIT CAMP À BUCHENWALD, 1945, huile sur toile, 300 x 500 cm
© M.N.A.M Centre Georges-Pompidou, Paris
travestit la réalité insoutenable sous les traits d'un carnaval macabre.

« J'ai craché la déportation dans mes toiles », confiera ce juif communiste, emprisonné pour faits de résistance en France puis déporté en Allemagne et dont la mère fut assassinée à Auschwitz. Son grand tableau halluciné, de 5 x 3 m, fut acheté en 1946 pour le Musée national d'art moderne, mais remisé en réserve deux ans plus tard.

Ouvriers des usines de sidérurgie

Il a fallu attendre 2021 pour qu'il sorte enfin de l'ombre, d'abord grâce au conservateur Jean Clair, qui l'a montré aux Scuderie del Quirinale à Rome dans une grande exposition consacrée à l'Enfer. Aujourd'hui, le voici à La Piscine à Roubaix, au milieu d'une cinquantaine de peintures et de nombreux dessins de Boris Taslitzky, dans le cadre de la première rétrospective muséale consacrée à cet artiste.

Bruno Gaudichon, directeur de La Piscine, avait déjà montré, en 2014, l'œuvre d'André Fougeron, l'autre grand artiste « réaliste » du PCF. Il se dit « fier » de révéler aujourd'hui Taslitzky, décédé en 2005 à 94 ans, d'autant que ce dernier a noué des liens avec le Nord. En 1947, l'artiste a peint les ouvriers des usines de sidérurgie de Denain. Dans Les Délégués, un tableau offert à La Piscine par la fille de l'artiste, leurs silhouettes massives en tablier de cuir, vues en contreplongée et armées de pelle ou de tenailles, évoquent des guerriers solidaires, prêts au combat.

Dès 1936, Taslitzky avait peint, dans un style un peu naïf, les ouvriers de Renault en grève. En 1951, ce fidèle sans faille du PCF représentera encore les affrontements avec la police des dockers de Port-de-Bouc, refusant de charger les navires de guerre partant pour l'Indochine, dans une grande toile, inspirée du Radeau de la Méduse de Géricault. Puis, en 1952, des Émeutes à Oran
ÉMEUTES À ORAN, ALGÉRIE, 1952, huile sur toile, 114 x 147 cm
© Musée du quai Branly, Paris
qui annoncent la guerre d'indépendance algérienne.

Couleurs criardes

Mixant les références à la grande peinture d'histoire, de Zurbaran à Delacroix en passant par le Greco, ces toiles déconcertent parfois par leurs compositions agitées, leurs couleurs criardes, les expressions outrées des personnages. Mais peint-on les peuples en lutte avec un pinceau aimable ?

Dessinateur remarquable, Taslitzky touche davantage par ses croquis spontanés. Sa sensibilité humaniste excelle à saisir, à Buchenwald, l'épuisement des corps de ses compagnons ; en Algérie, la tristesse d'un regard baissé, la misère d'une famille.

Plus que sa peinture à message, cette réalité nue, captée avec une rare économie de moyens, sonne juste. Invité à dessiner la banlieue où triomphe alors le PC, l'artiste en livrera pourtant une image édulcorée, éludant les bidonvilles. Des limites de l'art engagé…

Sabine GIGNOUX

Aurélia ANTONI, BeauxArts, 29 mars 2022 > version en ligne

AUX COTÉS DES DÉPORTÉS, DES OUVRIERS, DES IMMIGRÉS : BORIS TASLITZKY, UN SIÈCLE DE COMBATS EN PEINTURE

Avec un père ukrainien et une mère originaire de Crimée, le destin perturbé du peintre Boris Taslitzky, mort depuis 2005, résonne en plein cœur de l'actualité. Marqué par les deux guerres mondiales et déporté, cet homme engagé n'a cessé de peindre la douleur des ouvriers, des grévistes et des immigrés sur des feuilles volées en camp de concentration ou sur d'immenses toiles actuellement exposées à la Piscine de Roubaix. Une rétrospective à ne pas manquer !

Ses sujets : les grèves, les crimes de guerre, l'horreur des camps, les grandes manifestations, la colonisation… Autant de bouleversants témoignages que l'histoire de l'art a longtemps ignorés. C'est la première fois qu'une exposition monographique est consacrée à Boris Taslitzky (1911–2005), peintre si prolifique que deux immenses ateliers sont nécessaires pour préserver l'ensemble de ses œuvres, nous explique Èvelyne Taslitzky, la fille de l'artiste, déterminée à entretenir la mémoire de son père. L'événement de la Piscine à Roubaix en rassemble plus d'une centaine…

À commencer par des autoportraits : Boris Taslitzky, né en 1911 à Paris, décide très tôt de devenir peintre, et n'hésite pas à se représenter comme tel dès l'âge de quatorze ans, le coup de pinceau expressif et réaliste. Ses portraits de jeunesse, peints au sortir de l'Académie des Beaux-Arts, figurent son entourage : sa mère (il perd tôt son père, tué sur le front de Ronchamp en 1915), son amante l'artiste d'origine hungaro-indienne Amrita Sher-Gil, ou encore sa fille Èvelyne née d'un deuxième mariage. Mais rapidement, ses sujets deviennent engagés : adhérant en 1934 à l'association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires puis au Parti communiste, il peint les mouvements de grèves, dénonce la guerre civile espagnole… Sans cesse révolté contre le fascisme et les injustices sociales.

Du front à la Résistance

Puis la Seconde Guerre mondiale éclate, et son destin bascule. Mobilisé en 1939, il dessine ses camarades durant la « drôle de guerre », s'illustre dans une bataille avant d'être emprisonné et de s'évader peu de temps après ! Il se réfugie ensuite en zone libre, à Aubusson, où il rejoint le peintre Jean Lurçat (1892–1966) pour l'assister dans la création de cartons de tapisserie – tout en s'engageant dans la Résistance. Là-bas, son travail est influencé par les romantiques, Goya, Delacroix et Géricault : les corps sont théâtralisés, les mains suppliantes déployées vers le ciel… Mais cette parenthèse créatrice ne dure pas. Suite à une enquête menée par la police de Vichy, il est condamné le 13 novembre 1941 à deux ans de prison, pour avoir « effectué plusieurs dessins destinés à la propagande communiste ».

C'est le début d'un calvaire : sa mère, d'origine juive, est arrêtée lors de la rafle du « Vél d'Hiv » à Paris puis assassinée à Auschwitz. Lui est transporté de prison en prison, puis de prison en camp, celui de Buchenwald. Son matricule : 69022. Son bloc : 34. Durant neuf mois, il y réalise plus de 200 dessins grâce à un réseau de solidarité exceptionnel : ses camarades dérobent des feuilles aux officiers, d'autres font le guet lorsqu'il dessine. En résultent des portraits si réalistes qu'on se trouve propulsé dans l'horreur de son quotidien – qui prend fin le 11 avril 1945, lorsque les déportés parviennent à s'emparer d'armes et à libérer Buchenwald, peu de temps avant l'arrivée des Américains.

Le Petit Camp à Buchenwald : chef-d'œuvre insoutenable

De retour à Paris, « on est de trop, […] on est un autre » pense-t-il, hanté par d'insoutenables images qu'il se dépêche de représenter sur plusieurs toiles, immenses. La plus grande ? Petit Camp à Buchenwald
LE PETIT CAMP À BUCHENWALD, 1945, huile sur toile, 300 x 500 cm
© M.N.A.M Centre Georges-Pompidou, Paris
, de cinq mètres sur trois. Une œuvre violente et hallucinatoire où les corps décharnés sont jetés dans une fosse au milieu d'un terrifiant cortège funèbre. La composition foisonnante est héritée de la peinture flamande, le maniérisme emprunté au Greco et la palette criarde digne des Fauves. L'artiste dit avoir été marqué par « la beauté plastique de l'horreur » dont il tente de se défaire : « Moi, j'ai craché immédiatement la déportation […]. Il fallait que je m'en débarrasse tout de suite pour pouvoir penser à d'autres choses, à d'autres luttes. »

Et d'autres luttes, il y en eut. Après avoir peint le portrait des ouvriers des mines du Nord de la France en 1947, il s'attaque à la guerre d'Indochine : au Salon d'automne de 1951, il expose deux tableaux représentant la grève des dockers, ces ouvriers qui refusent d'embarquer les armes vers l'Asie… Que la police fait rapidement décrocher. L'année suivante, sur invitation du Parti communiste, Taslitzky se rend en Algérie avec la peintre Mireille Miailhe pour témoigner de la misère et du climat de violence. À son retour, les œuvres exposées à la galerie Weil font scandale : encore une fois, la police censure en faisant arracher les affiches de l'exposition.

Mais rien n'empêche ce combattant de prendre le pinceau. Son œil est éternellement rivé sur l'Homme, sa condition, ses souffrances. Et pourtant… dans l'horreur il sait trouver la beauté, et dans l'adversité, la bonté. En 1960, il peint Le Bon Samaritain
LE BON SAMARITAIN, 1960, huile sur toile, 230 x 255 cm
, un souvenir d'Algérie qui emprunte à l'iconographie chrétienne. Sauf qu'ici, le héros porte ses propres traits, et la victime le costume rayé d'un déporté. Sur son visage compatissant se lit la même expression de tendresse que l'on retrouve aujourd'hui chez sa fille devenue psychiatre. « Il ne s'est jamais arrêté de peindre » nous assure-t-elle, admirative. Alors qu'il décède en 2005, c'est sur ses dessins de banlieues des années 1970, aspirant à un futur harmonieux, que l'exposition roubaisienne clôt cette intense rétrospective – magistrale leçon de peinture et de courage.


Aurélia ANTONI

Guy BOYER, connaissance des arts, 22 avril 2022 > version en ligne

« SI JE VAIS EN ENFER, J'Y FERAI DES CROQUIS » : LA RÉVÉLATION BORIS TASLITZKY À LA PISCINE DE ROUBAIX

Le Musée d'art et d'industrie André Diligent-La Piscine de Roubaix organise une rétrospective consacrée à l'artiste Boris Taslitzky (1911-2005). Le travail du peintre français d'origine russe demeure marqué par les atrocités du XXe siècle.

Jusqu'au 29 mai, La Piscine-Musée d'art et d'industrie André Diligent de Roubaix accueille une remarquable rétrospective de l'œuvre de Boris Taslitzky (1911-2005), peintre d'histoire engagé qui a su témoigner avec force des grands bouleversements du XXe siècle, depuis l'horreur des camps de concentration jusqu'à la guerre du Vietnam. « Boris Taslitzky (1911-2005) : l'art en prise avec son temps » est la première exposition monographique d'envergure consacrée à cet artiste méconnu du grand public dont le musée s'attache ici à restituer le parcours et les aspirations.

Un peintre d'histoire méconnu

Après les rétrospectives André Fougeron en 2014 et Marcel Gromaire en 2020, la Piscine de Roubaix recommence l'exercice d'une exposition autour de la figuration avec le très méconnu Boris Taslitzky. Comme son nom l'indique, Boris Taslitzky est le fils d'une famille russe. Immigré juif, il demeure marqué par toutes les horreurs des deux Guerres mondiales. Son père meurt au front en 1915, sa mère est arrêtée en 1942 lors de la Rafle du Vel d'Hiv. Lui est condamné pour propagande communiste. Déporté politique, il se retrouve au camp de Buchenwald où il contribue à la libération des détenus en 1945.

Raconter l'Enfer

Côté peinture, Taslitzky passe des portraits à des compositions vantant les utopies liées à l'arrivée du Front populaire. Plus que le témoin, il est l'acteur de ces scènes atroces qu'il ramène des camps. Des compositions terribles mais transcrites dans des couleurs acides dignes d'un macabre carnaval. « Si je vais en enfer, j'y ferai des croquis. D'ailleurs j'ai l'expérience, j'y suis déjà allé ! », disait-il. Taslitzky est le plus fort dans le travail du dessin, surtout lorsqu'il portraiture ses compagnons de torture ou les travailleurs algériens. C'est une révélation !

Guy BOYER

Marc GROSCLAUDE, La Voix du Nord, 22 mars 2022 > version en ligne

ROUBAIX : À LA PISCINE, BORIS TASLITZKY MONTRE LA BEAUTÉ DE L'HORREUR

Promise pour être « une exposition qui fera date » au musée roubaisien, la présentation des œuvres du peintre est un choc : celui que provoque la vision par l'artiste des horreurs du 20e siècle, celui d'un peintre témoin engagé de son temps.

« L'horreur peut avoir une beauté plastique extraordinaire. » Ces mots de Boris Taslitzky (1911-2005), auquel le musée La Piscine consacre sa grande exposition de printemps, peuvent et doivent habiter le visiteur jusqu'à la dernière toile. Ils permettent de comprendre le parcours de l'artiste, dépositaire comme André Fougeron de cette tradition de la peinture d'histoire, qui tout au long de sa vie a déroulé par son art un propos ethnographique et politique qui l'a conduit des manifestations du Front populaire aux forges de Denain, des camps de concentration à l'Algérie combattant le joug colonial.

« C'est un projet auquel nous réfléchissions depuis des années », commente Bruno Gaudichon, le conservateur du musée. Et si Boris Taslitzky fait partie « des artistes plus connus par leur nom que par leur œuvre », il entend lui donner une puissante mise en lumière dans « une des expositions qui fera date dans l'histoire de La Piscine ». D'autant, reconnaît Bruno Gaudichon, qu'elle est aussi un écho troublant à l'actualité.

Taslitzky, né d'un père Ukrainien et d'une mère originaire de Crimée, a vécu, dessiné et peint les monstruosités de la guerre, de la déportation. « Comment peut-on être à ce point fasciné par l'horreur qui devient une beauté à part entière ? », se demande Alice Massé, conservatrice et commissaire de l'exposition ? C'est tout le questionnement auquel le parcours de cette présentation permet de répondre.

Dessin en enfer

On y suit le jeune et brillant artiste né à Paris, qui très tôt exprime dans sa peinture non pas un réalisme fade, mais fait de son trait et de sa couleur les outils du soutien ou de la dénonciation. Il est au côté des ouvriers de Renault en grève, dessine l'attente des militaires de la Drôle de guerre sur la Ligne Maginot où il porte l'uniforme. Arrêté pour ses accointances communistes, il entame un parcours douloureux d'années de déportation. « Si je vais en enfer, j'y ferai des croquis. D'ailleurs, j'ai l'expérience, j'y suis allé et j'ai dessiné », a-t-il dit plus tard. Dans l'exposition de La Piscine, on voit quelques-uns des deux cents dessins réalisés en cachette, on prend surtout de plein fouet des toiles monumentales dépeignant la prison de Riom, le camp de Buchenwald, où les détenus ont des figures fantomatiques, où les vivants sont déjà morts.

Cette nécessité « de cracher ce qu'il a vécu », comme le résume Alice Massé, Boris Taslitzky l'éprouvera face aux actions contre la guerre d'Indochine, en témoignant de la vie de la population en Algérie en lutte pour sa décolonisation. Son trait dont le réalisme social est un marqueur, il le mettra aussi à contribution pour dessiner les mineurs du Nord, les métallurgistes de Denain, figures industrielles de la région qui donnent au regard que l'on porte sur cette exposition une résonance supplémentaire.

Marc GROSCLAUDE

Yasmine YOUSSI, Télérama, 25 mai 2022

Un communiste pur et dur! Pouvait-il en être autrement pour Boris Taslitzky (1911-2005), dont le père, russe, est mort pour la France en 1915, la mère à Auschwitz, quand lui-même, militant et résistant de la première heure était déporté à Buchenwald d'où il a été libéré avec l'aide de l'Armée rouge? Reste que cet engagement a éclipsé l'artiste, et empêché qu'il soit célébré ailleurs que dans les institutions liées au PCF - avec lequel il avait pourtant pris ses distances.

Heureusement, La Piscine de Roubaix rappelle avec force le peintre d'histoire qu'il était, ancré dans son temps jusque dans ses natures mortes. Telle celle, puissante, figurant l'assassinat du poète espagnol Federico García Lorca par les franquistes en 1936 : un télégramme froissé sur un sous-main couleur de sang. On est saisi par la virtuosité technique de ses dessins, par ses tableaux monumentaux aux compositions parfois folles, par sa touche nerveuse, sa palette vive, criarde. Et surtout par ce que dénoncent ses œuvres : l'expérience concentrationnaire ou la colonisation. Au fil de cette rétrospective se dessine aussi l'émouvant portrait de ces hommes et de ces femmes qui crurent si fort que le communisme changerait le monde. Et qui se retrouvèrent vaincus par l'Histoire.

Yasmine YOUSSI